Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.2.djvu/232

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1993
1994
TYRANNICIDE. APERÇU HISTORIQUE, JEAN PETIT

droit d’infliger la peine capitale au tyran si cela était nécessaire au bien commun. En ce cas, l’acte répressif serait moins un tyrannicide que « le châtiment d’un souverain responsable » dont les abus de pouvoir auraient été d’une gravité extrême et très caractérisés. Cf. Somme théol., éd. de la Revue des Jeunes, La justice, trad. Spicq, t. ii, p. 226-227.

Pour avoir la pensée complète du Docteur angélique, il faut encore consulter le Commentaire des Sentences, In IIum, dist. XL IV, q. ii, a. 2, passage où est abordée la question du tyran d’usurpation, à propos de l’obéissance due aux princes. La cinquième objection rapporte le fameux jugement de Cicéron à propos des meurtriers de César : qui ad liberationem patriæ tyrannum occidit, laudatur et præmium accipit. Voici la réponse de saint Thomas : « Cicéron parle du cas où quelqu’un s’arroge le pouvoir par la violence, contre la volonté des sujets ou en forçant leur consentement, et lorsqu’il n’y a pas de recours possible à une autorité supérieure qui puisse juger l’usurpateur. Alors, celui qui tue le tyran pour délivrer sa patrie est loué et reçoit une récompense. » Impossible, d’après ce seul texte, de savoir dans quelle mesure saint Thomas fait sienne la pensée de Cicéron. Il y a là, semble-t-il, un exposé explicatif, une exégèse plutôt qu’un jugement personnel. Cependant, puisque c’est le tyran d’usurpation qui est en cause, on peut se référer, pour juger le cas, aux principes exposés dans la IIa-II aux questions xlii, lxiv et lxix : l’usurpateur ne saurait être considéré comme un souverain légitime, mais comme un ennemi du peuple, auquel on peut résister même par la violence. Sicut licet resistere latronibus, ita resistere licet malis principibus, q. lxix, a. 4. Il y a guerre implicite entre le tyran et la nation, dès lors qu’il n’a pu se faire admettre par elle et qu’il est repoussé par tous les honnêtes gens. En conséquence, quelqu’un du peuple peut s’ériger en justicier et mener contre l’usurpateur une guerre juste. Du même coup ce particulier se trouve investi en quelque sorte d’une autorité publique.

Telle est bien d’ailleurs la conclusion à laquelle aboutit Sylvius (1581-1649), dans son Commentaire sur la Somme, IIa-II, q. lxix, a. 3 : Eum tyrannum qui, nullum habens jus ad regnum, illud per vim invadit seu occupat, licet privatis personis interficere, quamdiu Respublica in eum non consensit, concl. 3. Mais, comme le Docteur angélique, Sylvius pose à l’exercice de ce droit une triple condition : 1. que l’usurpation soit évidente et incontestable ; 2. que le meurtre du tyran ne soit pas l’occasion de plus grands maux pour le peuple ; 3. qu’il n’existe pas de supérieur compétent auquel on puisse recourir pour remédier à la situation. Ainsi, pour saint Thomas, comme pour ses commentateurs, il faudrait un cas d’urgence extrême, joint à l’absence de tout autre remède efficace : ce qui sera toujours exceptionnel. Cf. dans le même sens Cajétan, In IIam-II, q. lxiv, a. 3, et F. de Vittoria, 'ibid., n. 5.

4. La question au xve siècle : Jean Petit. — La doctrine modérée de l’Ange de l’École parut devoir l’emporter sur les opinions téméraires de J. de Salisbury jusqu’au début du xve siècle. La question du tyrannicide connut alors un regain d’actualité et elle trouva dans le cordelier Jean Petit (1360-1411), un avocat fougueux. Voir Petit (Jean), t. xii, col. 1338-1344. L’occasion fut l’assassinat du duc d’Orléans, frère de Charles VI, par le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, le 23 novembre 1407. Petit se fit le défenseur du meurtrier devant le roi et son conseil. L’histoire nous a conservé le fameux discours prononcé à cette occasion le 8 mars 1408 ; l’auteur y dit en substance que « si un vassal trame un complot contre son roi pour le renverser du trône — c’était le cas, déclarait-il, du duc d’Orléans — non seulement il est permis à tout sujet, mais il est même méritoire d’assassiner ou de faire assassiner un pareil traître et déloyal tyran. » Cf. Justificatio ducis Burgundiæ, dans les Opera de Gerson, éd. Ellies du Pin, t. v, p. 15-42.

Sans égard pour cette apologie, le parlement déclara Jean sans Peur coupable de meurtre et le condamna à l’exil, août 1408. De plus, l’évêque de Paris et l’inquisiteur condamnèrent cette même apologie, le 23 février 1413. Voir le texte des neuf propositions condamnées, dans Hefele-Leclercq, Hist. des conciles, t. vii a, p. 293, n. 3. Entre temps, Jean Petit était mort, 15 juillet 1411, repentant, à ce qu’on disait. Mais le duc de Bourgogne avait interjeté appel en cour de Rome de la sentence de l’évêque et avait offert de se justifier devant le concile général. Cf. Hefele-Leclercq, op. cit., t. vii a, p. 288 sq. C’est alors que se leva un docteur aussi érudit que courageux, le chancelier Jean Gerson, pour flétrir les doctrines de Petit et en poursuivre la condamnation devant le concile de Constance. Il n’eut guère de peine à démontrer que les doctrines de Jean Petit ne s’écartaient pas de celles de Wiclef, déjà condamnées par le même concile à la viiie session, 4 mai 1415 : Populares possunt ad arbitrium dominos delinquentes corrigere. Prop. 17, Denz.-Bannw., n. 597. Mais les esprits étaient si échauffés et les circonstances si difficiles, que le concile voulut éviter une condamnation nominative de Petit, l’estimant préjudiciable aux intérêts de l’Église et de la politique. Après bien des discussions, on prit un moyen terme : à la xve session, 6 juillet 1415, on formula, sans nommer Jean Petit, la proposition suivante : Quilibet tyrannus potest et debet licite et meritorie occidi per quemlibet vasallum suum vel subditum, etiam per clanculares insidias et subtiles blanditias et adulationes, non obstante quocunque præstito juramento, seu confœderatione jadis cum eo, non expectata sententia vel mandato judicis cujuscunque. Denz. Bannw, n. 690. La proposition était déclarée erronea in fide et moribus, hæretica, scandalosa. Mansi, Concil., t. xxvii, col. 765. Les vives discussions, poursuivies en congrégation générale après cette condamnation aux termes assez vagues, n’ajoutèrent rien de plus à la question. Hefele-Leclercq, op. cit., t. vii a, p. 289 sq. Elles montrent seulement que les circonstances politiques et l’ambiance passionnée qui entourèrent le débat, ne permirent pas de porter sur Jean Petit et sur le tyrannicide une condamnation aussi précise et aussi motivée qu’on l’eût souhaitée. En effet la condamnation conciliaire ne fait aucune distinction entre la tyrannie d’usurpation et celle de gouvernement. En fait, nous savons que c’est la première qui était en cause dans l’assassinat du duc d’Orléans ; mais précisément, c’est dans cette hypothèse que le tyrannicide était plus facilement reconnu comme légitime. Le texte du concile avait une portée universelle, quilibet tyrannus ; de plus, tant de propositions étaient frappées à la fois, qu’on pouvait se demander si chacune d’elles était réprouvée et méritait toutes ces qualifications ; enfin, même si l’ensemble était jugé erroné, scandaleux, hérétique…, on sait que ce n’est pas sans restrictions ou conditions : on suppose que le meurtrier agit « au mépris de la fol jurée » ou

« en foulant aux pieds un pacte conclu avec le tyran »,
« sans attendre la sentence ou l’ordre du juge » (que

l’on envisage comme possible)… Mais de telles précisions nous ramènent plutôt à l’hypothèse d’un tyran de gouvernement… Quoi qu’il en soit, le décret de Constance ne suffira pas à contenir les excès des théologiens de la Ligue au siècle suivant.

Ce n’était pas seulement en France que la question du tyrannicide était agitée. Le même concile de Cons-