Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.2.djvu/218

Cette page n’a pas encore été corrigée

1965

    1. TYRANNIE##


TYRANNIE. RÉSISTANCE AU POUVOIR TYRANN1QUE

1966

Mais en attendant, il faut être prudent, surtout si le changement est dû à une révolution. La réserve et l’attente s’imposent, avant de se prononcer sur les droits des deux pouvoirs, car il peut se produire des retours de fortune imprévus : tel prince renversé est arrivé à reprendre le pouvoir, alors que sa chute paraissait définitive. Le respect des personnes et des droits acquis interdit des solutions aventureuses et prématurées.

Tyrannie collective. —

Les auteurs qui ont traité de la tyrannie, les anciens surtout, n’ont guère envisagé que le cas du tyran unique, parce qu’à leur époque les leviers de l’autorité étaient communément réunis entre les mains d’un seul. De nos jours, où la division du pouvoir est chose courante, même dans les gouvernements à forme monarchique, on s’est demandé si la tyrannie pouvait encore être aussi facilement réalisée. Il faut répondre oui, sans hésiter ; car les gouvernements collectifs ne sont nullement garantis contre l’injustice ou l’abus de pouvoir. On est trop porté à croire aujourd’hui que la responsabilité morale du pouvoir s’atténue et finit par s’évanouir en se morcelant. Les gouvernements collectifs tendent à devenir des gouvernements anonymes : pour autant ils ne cessent pas d’être responsables, sinon c’en est fait de la morale en matière politique.

Il peut être vrai de dire que la tyrannie collective est plus difficile à réaliser que la tyrannie individuelle, parce qu’elle ne dépend pas de la volonté ou du caprice d’un seul. Mais il est non moins certain que quand la corruption s’introduit dans un gouvernement collectif, le mal est pire et la tyrannie plus malfaisante que dans le gouvernement d’un seul, cela pour trois raisons : 1. d’abord c’est l’indice que le corps social lui-même est gangrené, et non pas seulement la tête ; 2. le mal étant disséminé est moins facile à reconnaître, bien que sa gravité ne soit pas moins grande ; 3. enfin et surtout, le remède adéquat est plus difficile à apporter, par suite du morcellement des responsabilités.

La morale naturelle conserve cependant ses droits et elle vient au secours de la liberté opprimée et de la société en détresse. Elle proclame que quiconque participe à quelque degré que ce soit à l’exercice des fonctions publiques est responsable devant Dieu de l’usage qu’il fait de ses prérogatives. Voilà pourquoi on jugera de la tyrannie collective à la lumière des mêmes principes que nous avons exposés à propos de la tyrannie personnelle. « Ces principes, observe de Cepeda, trouvent aussi leur application dans le cas où le souverain serait le peuple lui-même, sous un régime démocratique. En effet, la tyrannie exercée par le peuple lui-même, ou au nom du peuple, est beaucoup plus oppressive et redoutable que celle exercée par un prince. » Éléments de droit naturel, trad. Onclair, Paris, 1890, p. 540. Le bien commun de la société ne saurait souffrir violence ni subir de dommages parce que les despotes sont multiples ; ses droits restent intangibles. C’est ce bien commun qui décidera de la légitimité ou de l’illégitimité du gouvernement collectif, et c’est à sa mesure que l’on appréciera le droit de résistance ou même de révolte de la nation. Cf. d’Hulst, Carême 1895, 2e Conférence, note 11, p. 333-336.


II. De la résistance au pouvoir tyrannique.

I. Position du PROBLÈME. —

Au pouvoir légitime qui gouverne en vue du bien commun, l’obéissance est flue : c’est l’affirmation de la saine raison, l’ordre formel fin Christ, Matth., xxii, 21, la doctrine de saint Paul, Rom., xiii, 1 et l’enseignement constant de l’Eglise. Le Si/llabus a condamné la proposition suivante : I.rqitimis principibus oberdienlium drlrrrlarr, imo et rebellare licet. Prop. 63, Denz., n. 1763. Et

Léon XIII a déclaré » qu’il n’est pas plus permis de mépriser le pouvoir légitime, quelle que soit la personne en qui il réside, que de résister à la volonté de Dieu ; or ceux qui lui résistent courent d’eux-mêmes à leur perte… Ainsi donc, secouer l’obéissance et révolutionner la société par la moyen de la sédition, c’est un crime de lèse-majesté, non seulement humaine, mais divine ». Jmmortale Dei, p. 21. Cf. Encycl. Libertas, p. 184 et 186.

Mais la souveraineté n’est pas immuable : elle peut perdre sa légitimité. Elle n’est pas non plus impeccable : par la faiblesse ou la malice de ceux qui la détiennent, elle peut donner des ordres contraires ou au moins nuisibles au bien commun. On ne saurait dire cependant que, même dans ces extrémités, elle perde toujours et dans tous les cas le droit à l’obéissance. On ne saurait affirmer non plus, avec les théoriciens du « contrat social », que les sujets ont fait « abdication totale de leur liberté naturelle », de telle sorte qu’ils doivent se soumettre à toutes les décisions justes ou injustes de l’autorité. Il y a des limites au devoir d’obéissance, tout comme il y a des limites au droit de souveraineté. Ce sont ces limites que nous allons préciser tout d’abord. Puis, après un aperçu historique, il y aura lieu de déterminer les divers degrés de la résistance, avant d’en faire une application aux différents cas de tyrannie.

Les limites de la souveraineté humaine.

On peut en énumérer deux principales : D’abord les droits imprescriptibles de Dieu, dont toute souveraineté et toute autorité dérivent. Lorsque les ordres donnés par un pouvoir humain vont à rencontre du droit divin, alors le non possumus prononcé par les apôtres, Act., iv, 20, s’impose : « mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes ». Tel est le premier rempart de la liberté humaine contre l’oppression. La seconde barrière est constituée par les droits de la personne humaine, de l’individu qui préexiste à la société. Le souverain irait donc contre le bien commun de tous et de chacun des citoyens s’il méconnaissait ces droits antérieurs, supérieurs aux lois positives, qui s’appellent la liberté de conscience, la liberté individuelle, l’autorité paternelle, le droit d’association, etc. Tout cela, parce que, selon le mot de Léon XIII, l’individu est plus ancien que l’État, homo est republica senior.

Tant que les gouvernants respectent ces limites naturelles, ils sont, dans la société, les véritables représentants de Dieu même : nul n’a le droit de leur refuser son concours et son obéissance ; s’ils le dépassent, le droit de résistance commence. Cf. Melchior du Lac, L’Église et l’État, t. i, p. 96, Paris, 1850.

Le point de vue de l’histoire.

Il est intéressant de souligner sur ce point, non pas l’évolution des doctrines, mais le changement de ton qui s’est produit du Moyen Age à nos jours. Impressionnés par les fréquents abus de pouvoir qu’ils avaient sous les yeux, les anciens scolastiques, soucieux d’y mettre un frein, se préoccupèrent de tracer des limites à l’absolutisme des princes, les menaçant de refus d’obéissance de la part de leurs sujets. C’est, au xie siècle, Manegold de Lautenbach, cf. son article, t. ix, col. 1825 sq., qui ose comparer le prince à un gardien de pourceaux : « Si ce berger, au lieu de les faire pattre, les vole, les tue ou les perd, n’est-ce pas à bon droit qu’on refusera de lui payer ses gages et qu’on le renversera ignominieusement ? » Liber ad Gebehardum, c. xxx ; cf. J. Leclercq, Leçons de droit naturel, t. ii, l’État, 2e éd., p. 163. En ces temps « d’asservissement ». il est curieux de noter avec quelle liberté théologiens et juristes parlent du droit de résistance des sujets opprimés. Le droit de révolte est même inscrit dans certaines chartes du Moyen