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    1. TYRANNIE ET LEGITIMITE##


TYRANNIE ET LEGITIMITE. ORIGINE DU POUVOIR

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fait dériver le pouvoir politique du peuple, la doctrine scolastique professe que Dieu a remis la souveraineté non aux princes, mais à la multitude, c’est-à-dire à l’ensemble de la nation (c’est en ce sens qu’il faut entendre le mot « peuple », lorsqu’il est employé par les auteurs du Moyen Age et de la Renaissance). Ce n’est pas que la nation soit la source de l’autorité, car « tout pouvoir vient de Dieu », Rom., xiii, 1 ; elle en est seulement la dépositaire. Cependant elle ne peut garder ce dépôt, elle doit le transmettre à des gouvernants, qu’elle choisit ou qu’elle accepte. Ceux-ci tiendront alors leur pouvoir de Dieu, par l’intermédiaire du peuple. Tel est l’enseignement commun, on pourrait presque dire unanime, depuis saint Jean Chrysostome jusqu’à Suarez, en passant par Jean de Salisbury, saint Thomas, Duns Scot, Dominique Soto, Fr. de Vittoria et Bellarmin. Cf. Abbé Féret, Le pouvoir civil devant l’enseignement catholique, Paris, 1888, p. 12 sq.

Mais quand la nation aura ainsi obligatoirement transmis le pouvoir dont elle est dépositaire, elle sera tenue d’obéir aux gouvernants qu’elle aura choisis ou acceptés : leur résister ce serait résister à l’ordre même de Dieu. Rom., xiii, 2. Il en résulte qu’en cas d’occupation violente du pouvoir le peuple conserve, dans l’ancienne tradition scolastique, le droit d’acceptation ou de refus de l’autorité nouvelle ; c’est une manifestation du souci, qu’avaient les anciens, de sauvegarder la liberté de l’homme et la dignité de la personne humaine. Celle-ci ne saurait, contre son gré, être assujettie à la domination d’autres hommes : Il (Dieu) n’a pas voulu que l’être raisonnable commandât à d’autres êtres qu’à ceux qui sont sans raison. Il n’a pas voulu que l’homme commandât à l’homme, mais l’homme à la bête… », écrivait saint Augustin, Cité de Dieu, t. XIX, c. xv. Le Moyen Age et la Renaissance se sont préoccupés surtout de tracer les limites du devoir d’obéissance, autant pour empêcher les révoltes des sujets que la tyrannie des princes.

b. La période contemporaine.

Elle est caractérisée au contraire par une sorte de réaction doctrinale contre les erreurs de Rousseau et de la Révolution française. De là le souci chez les philosophes et théologiens catholiques de mettre l’accent sur ce qui sauvegarde les droits de l’autorité et maintient dans de justes limites les droits du peuple et l’amour de la liberté. On insiste sur cette vérité que la source du pouvoir est en Dieu, ainsi que le Christ le déclare à Pilate : Tu n’aurais sur moi aucune puissance si elle ne t’avait été donnée d’en haut. » Joa., xix, 11 ; et l’on cite à nouveau Rom., xii, 1-2, avec les commentaires des Pères sur ces textes.

Sous l’influence de ces préoccupations, la vieille thèse de la collation immédiate du pouvoir par Dieu, presque abandonnée depuis plusieurs siècles, reprend de la faveur. On se souvient que les anciens scolastiques, et Suarez avec eux, enseignaient que Dieu donne le pouvoir au peuple et que celui-ci le transmet au souverain ; le prince ne le reçoit donc de Dieu que médiatement. Quand on dit que Dieu donne le pouvoir, note Suarez, « il ne faut pas s’imaginer une intervention spéciale distincte de la création… Le pouvoir vient de Dieu simplement en ce sens que Dieu est l’auteur de la nature, et la nécessité du pouvoir est une conséquence de la nature de l’homme ». De legibus, t. III, c. m. Et il ajoute un peu plus loin cette remarque caractéristique : Sequitur ex dictis, potestatem clvilem, quoties in uno homine vel principe reperitur, légitime ac ordinario jure, a populo et communitate manaxse, vel proxime, vel remole, nec posse aliter hnberi, ut justa sit. lbid., t. III, c. iv.

Au xixe siècle, cet enseignement est laissé dans l’ombre. Désormais, on évitera de parler d’une souveraineté donnée au peuple, même à l’origine de la société, alors qu’il n’existe encore aucun titulaire du pouvoir. À ce moment la souveraineté n’appartient à personne, pas plus à la multitude qu’à un particulier. Elle est res nullius ; d’où, conclut de Vareilles-Sommière, elle est à celui qui est capable de s’en emparer et de l’exercer : « l’occupation est le fait normal qui donne le pouvoir. » Les principes fondamentaux du droit, p. 209 sq. Même doctrine chez Rosmini, Filosofia del diritto, t. ii, t. IV, sect. i, 3° partie, c. m. Un autre catholique, Tancrède Rothe, affirme que la souveraineté civile « appartient réellement à quiconque l’exerce », et les citoyens doivent en accepter les lois au nom de l’intérêt public. Traité de droit naturel, 1. 1, p. 281, Paris, 1885. Ce qu’on tient à souligner c’est que la légitimité du pouvoir ne dépend en aucune façon du consentement du peuple. Le rôle de ce dernier se borne à « accepter », à « favoriser », à « applaudir » la prise de possession du prince. Mais c’est l’occupation qui fait acquérir la souveraineté. Cf. de Vareilles-Sommière, op. cit., p. 437.

Cette tendance, nous n’oserions dire ce revirement, s’explique par les circonstances et les préoccupations du moment. Le Moyen Age avait eu souci principalement de mettre un frein à l’absolutisme royal et aux abus des tyrannies locales qui opprimaient les cités. Les modernes se donnent pour tâche de tracer des limites aux caprices populaires et aux abus de la liberté. Ces préoccupations se retrouvent dans les actes du magistère, qui sont des écrits de circonstance. Le pape Léon XIII, après avoir souligné la nocivité des idées en cours depuis le xvr 3 siècle, réprouve les doctrines de ces philosophes qui prétendent que « tout pouvoir vient du peuple et que l’autorité n’appartient pas en propre à ceux qui l’exercent, mais à titre de mandat populaire, et sous réserve que la volonté du peuple puisse toujours retirer à ses mandataires la puissance qu’elle leur a déléguée ». Encycl. Diuturnum illud (1881), Lettres de Léon XIII, t. i, p. 143. C’est la condamnation du système de Rousseau. Mais le pontife note aussitôt qu’il ne répugne nullement que la désignation des gouvernants soit laissée en certains cas au choix de la multitude. Il ajoute cependant : « Ce choix (du peuple) détermine la personne du souverain ; il ne confère pas les droits de la souveraineté ; ce n’est pas l’autorité que l’on constitue, on décide seulement par qui elle devra être exercée Ibid. p. 143.

Plusieurs ont prétendu trouver dans ce passage de l’encyclique une affirmation de la collation immédiate du pouvoir par Dieu. Il serait exagéré d’affirmer que le pape ait voulu incidemment, sans avertissement préalable et aussi sans nécessité apparente, réprouver une opinion reçue dans l’Église depuis des siècles et défendue par d’illustres docteurs. Cf. Moulart, L’Église et l’État, 3 « éd., 1887, p. 83. D’ailleurs, ainsi que le fit remarquer un cardinal appartenant à la S. Congrégation de l’Index, Léon XIII, pour marquer qu’il n’avait pas eu l’intention de modifier sur ce point l’enseignement de la scolastique, s’était abstenu d’employer les mots mediata ou immediala en parlant de la collation du pouvoir. Féret, Le pouvoir civil devant l’enseignement catholique, p. 175-180. Cf. Billot, De Ecclesia.t. iii, 1900, p. 23-24. Ajoutons que, dans sa lettre aux cardinaux français du 3 mai 1892, Léon XIII s’exprima plus explicitement encore sur ce point : Si le pouvoir est toujours de Dieu, il ne s’ensuit pas que la désignation divine affecte toujours et immédiatement les modes de transmission de ce pouvoir, ni les formes contingentes qu’il revêt, ni les personnes qui en sont le sujet. La variété même de ces modes dans les diverses nations montre