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TYRANNIE ET LÉGITIMITÉ

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3. Le troisième principe est que, de par leur nature, les hommes sont tous foncièrement égaux en droits et en devoirs. Cf. Léon XIII, Humanum, t. i, p. 264. En conséquence, aucun d’eux ne saurait de lui-même imposer sa volonté à ses semblables : « Il n’est pas un homme, dit Léon XIII, qui ait en soi ou de soi ce qu’il faut pour enchaîner par un lien de conscience le libre vouloir de ses semblables. Dieu seul, en tant que créateur et législateur universel, possède une telle puissance. Ceux qui l’exercent ont besoin de la recevoir de lui et de l’exercer en son nom. » Cf. Diuturnum, t. i, p. 147. C’est donc au nom de Dieu que commandent les gouvernants, même s’ils l’ignorent ou le méprisent, et l’obéissance leur est due sauf lorsque leurs ordres s’opposent aux droits de Dieu. Sans modifier l’égalité foncière des hommes, leur charge les revêt d’un caractère en quelque sorte sacré. « Dans les gouvernants de l’État, dit Pie XI, le citoyen pourra reconnaître des hommes comme les autres, ses égaux par la nature humaine, voire pour quelques motifs des incapables ou des indignes ; il ne refusera point pour autant de leur obéir, quand il observera qu’en leur personne s’offre à lui l’image et l’autorité du Christ Dieu et homme. » Encycl. Quas primas, t. iii, p. 78. Mais, si l’autorité vient de Dieu, ce sont des faits humains, des « titres historiques » qui servent à déterminer le mode de collation du pouvoir et la personne ou le groupe d’individus qui sont les dépositaires de ce même pouvoir. En dehors des circonstances exceptionnelles dont nous avons parlé plus haut, aucun homme n’est marqué plutôt qu’un autre par la Providence pour exercer le gouvernement, sauf s’il était l’unique capable d’assurer le salut de la société. Ordinairement le choix est possible entre plusieurs candidats aptes à l’exercice de la souveraineté. Comme aucun d’eux ne s’impose nécessairement, c’est, au moins à l’origine et lors de la formation du gouvernement, le consentement du peuple (entendu au sens de multitude, de corps social) qui donnera au représentant de l’autorité l’investiture de la légitimité. Nous avons dit le « consentement » du peuple, et non pas ses suffrages, comme si une participation active de la multitude était indispensable pour la désignation des gouvernants. Une approbation tacite par une attitude purement passive peut suffire, alors que la nation avait la liberté de réagir. C’est ce qui se produisit maintes fois dans le haut Moyen Age, alors que l’autorité de celui qui s’était emparé du pouvoir n’était pas discutée. Il en fut de même, en des temps moins éloignés, dans certaines contrées d’Afrique ou d’Orient où les despotes se succédaient sans que le peuple songeât à réagir. Cette inertie pouvait être interprétée comme l’acceptation d’un pouvoir nécessaire à la vie de la société. Il faut un souverain ; le choix du peuple ou son consentement, fût-il en faveur d’un sujet meilleur, ne vient qu’en second lieu.

Ce consentement du peuple est, nous le verrons, le grand critère des théologiens tant scolastiques que modernes, pour distinguer l’usurpateur encore en acte de celui qui est déjà en légitime possession du pouvoir. Le premier est un tyran, auquel on ne doit pas obéissance. Mais si l’acceptation du peuple survient, elle consacre sa légitimité et lui confère le droit à l’obéissance des sujets.

On s’est demandé si ce consentement populaire était encore nécessaire dans le cas où un monarque s’emparerait du pouvoir à la suite de la conquête légitime du pays. — Suarez et quelques autres à sa suite, ont pensé qu’une guerre juste et victorieuse était un titre suffisant de légitimité, sans qu’il soit nécessaire de tenir compte du consentement du peuple. Ce dernier serait tenu d’accepter un gouvernement ainsi établi, qui aurait reçu du succès une sorte de consécration providentielle. Il est permis de demander à l’illustre théologien comment une conquête pourrait être légitime, si elle s’est faite à rencontre de la volonté de tout un peuple, qui se trouverait ainsi en situation d’oppression par une force supérieure ? Mais à supposer que la guerre ait été juste et la conquête légitime : ou bien le nouveau prince gouvernera selon les intérêts de la nation conquise, et dans ce cas il obtiendra vite l’assentiment du peuple ; ou bien il instaurera un régime contraire au bien commun, agissant de façon tyrannique, auquel cas il accédera difficilement à la légitimité, en vertu du dernier principe que nous allons formuler. Dans l’un et l’autre cas, le consentement de la nation sera non pas un élément essentiel à l’acquisition de la légitimité, mais au moins une marque extérieure certaine qui la garantit.

4. Le dernier principe, qui est la conséquence des deux précédents, pourrait être formulé ainsi : « L’autorité, dont la mission propre est de procurer le bien de la société, a des limites tracées par la fonction qu’elle est appelée à exercer. » Le rôle du pouvoir et sa raison même d’exister sont en effet « d’imposer à chacun une même impulsion vers le but commun ». Si l’autorité faillit à cette mission, elle perd non seulement le droit de commander, mais encore sa raison d’exister. Il s’ensuit que, de par la nature des choses, le gouvernement est d’abord une charge et le commandement qu’il exerce un service. Cf. une expression différente dans Mgr d’Hulst, Carême 1895, 2e Conf., p. 31. Si l’autorité a le droit d’être obéie, si on lui reconnaît des privilèges, des prérogatives, des honneurs, ce n’est pas pour l’avantage personnel de celui qui la détient, mais seulement en vue et dans les limites des exigences du bien commun. On peut en conclure légitimement que les gouvernants perdent leurs droits dans la mesure où ils ne remplissent plus leur charge en n’assurant plus le bien commun de la nation. Ce critère est essentiel pour distinguer le souverain véritable du tyran. D n’est cependant pas unique, ainsi que l’ont prétendu certains théoriciens modernes. Ce dernier principe ne supprime pas les précédents, pas plus qu’il ne les supplée normalement. Sans doute, un gouvernement qui use de son pouvoir sans tenir compte du bien public ou à rencontre de ce même bien, ne saurait être légitime, fût-il légal et assuré des approbations ou applaudissements populaires. Mais inversement, un gouvernement ne devient pas légitime par le seul fait qu’il administre la chose publique selon les exigences du bien commun, à moins que, dans un cas de nécessité extraordinaire, il soit le seul à pouvoir assurer le salut de la société : salus populi suprema lex. En cette crise, qui demeurera toujours une exception, le détenteur du pouvoir, avant même d’avoir des droits strictement établis et reconnus, aurait déjà le devoir d’assurer l’ordre public et le peuple l’obligation d’obéir. En dehors de ces circonstances vraiment extraordinaires, lorsqu’un choix est possible entre plusieurs gouvernants, c’est le consentement du peuple qui tranche la question de légitimité.

Conditions de légitimité. —

Le tyran étant « l’homme qui gouverne sans droit », Me qui non jure principatur, la tyrannie représente l’antithèse du bon gouvernement, le côté négatif de la légitimité. C’est l’aspect positif de cette question qui, de tout temps, a été étudié de préférence, non seulement parce qu’il s’attache à la forme habituelle et normale du régime politique, mais encore parce qu’il permet d’en déterminer avec plus de précision les conditions de légitimité. Nous ne nous écarterons pas de ce procédé traditionnel : ainsi le domaine de la tyrannie.