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1949

TYRANNIE ET LÉGITIMITÉ

1950

le tyran : Tyrannus a rege distat factis, non nomine, disait Sénèque. De clementia ad Néron., t. I, c. xi.

Les Pères de l’Église n’ont pas eu de la tyrannie une idée différente. Pour eux, le tyran est celui qui, placé à la tête de la société, exerce son pouvoir contre la justice en opprimant ses sujets et les traitant comme des esclaves.

Au Moyen Age. —

Cette idée a persévéré à travers tout le Moyen Age, en un temps où, surtout en Italie, nombre de petites républiques connurent un régime despotique. Saint Thomas admet que la royauté est la meilleure forme de gouvernement, « pourvu qu’elle ne dégénère pas en tyrannie ». Sum. theol., I » -II", q. cv, a. 1, ad 2 uæ. Or, le caractère propre de la tyrannie, selon lui, c’est que les despotes suis subdilis principantur ut servis. Ibid., ad 5 am. Cependant, Cajétan, In Sum., II » -II B, q. lxiv, a. 1, ad 3um, et après lui Suarez, De virtutibus, disp. XIII, sect. viii, Opéra, éd. Vives, t.xii, p. 759, distinguent entre le « tyran d’usurpation » (appelé aussi quoad dominium et potestatem, in titulo usurpationis) et le « tyran de gouvernement » (quoad regimen, administrationis, gubernationis, de regimine).

Le premier est l’injuste agresseur d’un pouvoir légitime, soit qu’il ait envahi le territoire national, soit qu’il cherche à renverser un gouvernement de droit. Au début du moins de son usurpation, un tel despote est sans titre légitime, attendu que c’est par la violence et l’injustice qu’il cherche à dominer la nation. Mais, au bout d’un certain temps, il peut parvenir à s’imposer et la nation peut finir par l’accepter. Différent est le cas du tyran de gouvernement : celui-là est un souverain légitime, régulièrement investi du pouvoir suprême. Mais il abuse de son autorité en opprimant les sujets, soit à son profit, soit au profit d’une coterie, sans égard pour le bien commun dont il a la charge. C’est ce que saint Thomas appelait « détourner vers une fin privée l’action d’un pouvoir constitué en vue d’une fin générale ».

Cette distinction est adoptée aujourd’hui par tous les philosophes, juristes ou moralistes, qui traitent la question de la tyrannie. L’antiquité et le Moyen Age ne s’occupèrent guère que du tyran de gouvernement, car, à cette époque, on se préoccupait peu de la légitimité de l’accession au pouvoir et de la permanence des droits du souverain. Le plus souvent le fait accompli était considéré comme le droit.

Les temps modernes.

L’avènement de la théorie du droit divin des rois, puis l’apparition de la thèse du contrat social soulevèrent en doctrine, et à deux points de vue opposés, la question de la tyrannie d’usurpation, que les siècles antérieurs avaient à peine entrevue ; les conquérants usurpateurs avaient été considérés comme violant les droits du peuple plutôt que ceux du prince. Le problème se posa d’abord dans les faits, lorsque les nations établirent ou acceptèrent la succession au trône par voie d’hérédité ; puis, de façon plus aiguë, lorsque les révolutions ou les attentats politiques menacèrent de violer ou violèrent effectivement ce droit. Il est vrai que les réactions du peuple furent loin de simplifier toujours la question. Il arriva en effet maintes fois que le prince, originairement usurpateur, non seulement se maintint au pouvoir, mais encore gouverna selon les exigences du bien commun ; et la nation, qui d’abord le tolérait, finit par l’accepter ou même par l’applaudir. Où était désormais le prince légitime et quel était le tyran ?

Le Moyen Age et la Renaissance s’étaient contentés de la définition abstraite donnée par saint Grégoire I" et insérée dans la Glossa ordinaria, c. xv, super Job : L’homme qui, dans un État, est au pouvoir et gouverne sans droit ou contre le droit. Proprie tyrannus est qui in communi republica non jure principatur. Moralia, t. XII, c. xxviii, P. L., t. lxxv, col. 1006. Une telle définition peut être conservée même aujourd’hui. Elle est assez générale pour englober dans son extension le tyran d’usurpation aussi bien que celui de gouvernement.

Mais si de l’abstraction philosophique et juridique on descend dans le domaine concret, il devient plus délicat de déterminer les cas dans lesquels se réalise la violation du droit. Cela est pourtant nécessaire si l’on veut distinguer le roi du tyran, le prince du despote, l’usurpateur du souverain légitime. Les limites de la tyrannie se confondent avec celles de la légitimité : le domaine de l’une commence aux frontières de l’autre. Comment tracer entre elles la ligne de démarcation ? Tout d’abord à la lumière du droit naturel, qui fournit les principes immuables qui fondent la société et assignent à l’autorité son rôle comme aussi ses limites. Ce sont ces principes abstraits que nous rappellerons brièvement en premier lieu, afin de poser les jalons qui marquent le champ de la tyrannie.

Cependant l’autorité concrète possède des titres moins rigides et que l’on appelle historiques, parce qu’ils dépendent pour une part des circonstances et de certains faits humains. C’est à propos de ces titres historiques que se sont élaborées des théories variées, concernant l’origine du pouvoir et les conditions de sa légitimité. Après un bref exposé de ces théories, dont beaucoup sont erronées ou pernicieuses, nous dirons simplement la pensée de l’Église sur la légitimité du pouvoir politique, à la lumière de la Tradition et des encycliques. Ainsi sera défini de façon concrète le domaine de la tyrannie.

II. TYRANNIE ET LÉGITIMITÉ.

Rappel de quelques principes.

Ces principes ne sont autre chose que des normes de droit naturel qui formulent les grandes lois sur quoi se fonde la légitimité du gouvernement.

1. La première est celle que les anciens avaient exprimée dans la formule : Salus populi suprema lex. Elle domine toutes les autres, les complète et supplée à toutes leurs imperfections ou insuffisances.

2. Le deuxième principe concerne l’autorité sociale. L’homme a été créé pour vivre en société. Or, aucune société ne saurait subsister « sans un chef qui commande à tous et imprime à chacun une impulsion efficace vers un but commun ». Léon XIII, Encycl. Immortale Dei, éd. Bonne Presse, t. ii, p. 18 ; cf. Diuturnum, t. i, p. 147. On peut conclure que Dieu ayant voulu la société a nécessairement voulu l’autorité. La souveraineté procède donc de Dieu, en vertu des lois providentielles établies par lui. La nécessité de cette autorité est tellement absolue que si, à un moment donné, il ne se trouvait dans une société qu’un seul gouvernant possible, parce que seul capable de procurer le bien commun, cet homme aurait un véritable droit au pouvoir ; il devrait l’exercer et au besoin l’imposer par la force et le peuple serait tenu de l’accepter, afin de sauver la société. Il s’agit là évidemment d’une situation exceptionnelle qu’il ne faudrait pas imaginer à la légère. Le cas peut cependant n’être pas chimérique. Saint Augustin semble l’avoir prévu lorsqu’il écrivait : « Si le peuple se dépravant peu à peu, plaça l’intérêt général après l’intérêt particulier et vend ses suffrages ; si, corrompu par les libertins, il livre son gouvernement à des hommes vicieux et scélérats, n’est-il pas juste que l’homme de bien, s’il en reste un seul qui ait quelque Influence, ôte à ce peuple le pouvoir de conférer les honneurs et le soumette a l’autorité de quelques citoyens honnêtes ou même d’un seul ? Et id rertr. Dr lih. arbitrio, t. I, c. vi, n. 14, P. L., t. xxxi, col. 1289.