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TRINITÉ. PHILON LE JUIF

ils le dépouillent de toute qualité, car c’est un des éléments de son bonheur et de sa béatitude souveraine que son existence soit conçue comme une et sans marque distinctive ; et ils se le représentent seulement comme être, sans lui donner de forme. » Quod Deus sit immutabilis, 55, t. i, p. 281.

De telles expressions ont paru étranges ; théologiens et philosophes ont longuement discuté à leur sujet. Tandis que les uns expliquent que Philon est un mystique et que les mystiques n’ont jamais hésité à proclamer le caractère ineffable de leurs relations avec Dieu, ineffable lui-même et supérieur à toute détermination, d’autres préfèrent chercher dans la philosophie stoïcienne l’explication précise de l’apoios divin et estiment que Dieu est dit sans qualité à la fois parce qu’il est infiniment simple, étranger à toute composition, et parce qu’il ne fait partie ni d’un genre ni d’une espèce, mais transcende tous les genres et toutes les espèces.

Il n’est pas nécessaire ici de prendre parti. Il nous suffit de savoir que, pour Philon, la transcendance de Dieu s’exprime en termes philosophiques, mais que ceux-ci semblent creuser aussi profond que possible l’abîme qui le sépare du monde. Ce n’est pas à dire d’ailleurs que Philon se refuse toujours à parler de Dieu, à décrire sa bonté, sa bienfaisance, sa munificence, sa miséricorde, son amour pour les hommes, sa sainteté. Il n’aurait pas été un vrai Juif, ajoutons il n’aurait pas eu une âme vraiment religieuse, s’il ne s’était cru permis d’employer des expressions fréquentes dans les Livres Saints et même de les commenter. Il serait facile de multiplier à ce sujet les citations. Cependant, jusque dans ces conditions, les formules restent abstraites. Philon décrit par exemple le bonheur de Dieu : « Dieu nous parle de ses fêtes ; c’est qu’en vérité il est le seul à avoir des fêtes ; seul il connaît le bonheur, seul la joie, seul le plaisir ; seul il peut avoir une paix sans mélange : il est sans tristesse, sans crainte, sans aucun mal, sans besoins, sans souffrances, sans fatigue, plein d’une béatitude pure ; sa nature est très parfaite, ou plutôt il est lui-même la perfection, la fin, le terme du bonheur. » De cherubim, 86, t. i, p. 154. Ailleurs, il s’agit de la bonté de Dieu : « Si l’on veut chercher pour quelles causes Dieu a bâti cet univers, il me semble qu’on peut répondre avec un ancien que le père et l’artisan du monde était bon… Nul ne lui donna cette inspiration : il n’y avait nul autre que lui ; mais il connut par lui-même qu’il devait répandre à profusion la richesse de ses grâces sur la nature qui, sans un don divin, ne pouvait d’elle-même avoir rien de bon. » De opificio mundi, 21-23, t. i, p. 5. Tout cela est très beau sans doute. Mais comme tout cela reste froid lorsqu’on compare ces formules à celle s de la Bible.

Les puissances.
Si Dieu est transcendant par rapport au monde, il est nécessaire qu’il fasse appel à des intermédiaires pour entrer en relations avec sa créature ; et Philon décrit ainsi l’échelle des êtres : « Au degré suprême est Dieu ; au second degré le Logos ; au troisième la puissance créatrice ; au quatrième la puissance royale ; au cinquième, sous la créatrice, la puissance bienfaisante ; au sixième sous la puissance royale, la puissance punissante ; au septième enfin, le monde composé par les idées. » In Exod., ii, 68, éd. Aucher, p. 516 ; cf. De confus. linguar., 97 ; De fuga, 97 sq. ; Leg. allegor., iii, 100, Mangey, t. i, p. 419, 560. 107.

Que sont les puissances dont il est ici question ? Faut-il les regarder comme des personnes, nettement distinguées du Dieu suprême, nu seulement comme des abstractions ou des figures de langage ? Et dans la première hypothèse, n’aurions-nous pas ici quelque choc comme une. esquisse du dogme trinitaire ?

II est difficile de répondre à ces questions. Cependant, bien que, de temps à autre, Philon semble attribuer aux puissances une véritable personnalité, il parle d’elles le plus souvent de manière à laisser entendre qu’il les regarde comme de pures abstractions, et l’on reconnaît sans peine dans les formules qu’il emploie les marques de l’influence platonicienne : « Les puissances que tu désires (voir) sont entièrement invisibles et seulement intelligibles, de même que je suis invisible et intelligible ; je les appelle intelligibles non qu’elles soient en effet saisies par l’esprit, mais parce que, si elles pouvaient être saisies, ce ne serait pas la sensation, mais l’esprit le plus pur qui les saisirait. Bien qu’elles soient insaisissables par leur essence, elles manifestent cependant une image et une empreinte de leur action… Certains des vôtres les ont nommées idées et à bon droit, puisqu’elles spécifient les êtres, les ordonnant, les définissant, les déterminant, les informant et, en un mot, les améliorant. » De spécial. legibus, 46-48, t. i, p. 218-219.

Ailleurs, ce n’est plus Platon, ce sont les stoïciens qui inspirent Philon : « Moïse a souscrit à la doctrine de la communion et de la sympathie de l’univers, il a affirmé que le monde était unique et produit… mais il a surpassé les philosophes par sa conception de Dieu ; il a bien vu que ni le monde, ni l’âme du monde n’était le Dieu suprême, que les astres et leurs révolutions n’étaient pas pour les hommes les causes premières de ce qui leur arrive, mais que cet univers est maintenu par des puissances invisibles que le démiurge a tendues des extrémités de la terre jusqu’aux limites du ciel, afin que ce qu’il avait lié ne se déliât pas, car les puissances sont les liens infrangibles du monde. » De migratione Abraham, 180-181, t. i, p. 464.

Il peut suffire de citer des textes comme ceux-ci et de les rapprocher l’un de l’autre pour se rendre compte qu’il serait vain de vouloir ramener à une parfaite cohésion les formules employées par Philon a propos des puissances ; et le philosophe semble prendre plaisir à déconcerter les commentateurs lorsqu’il distingue tantôt deux puissances, la puissance créatrice qui est nommée Dieu dans l’Écriture et la puissance royale qui reçoit le nom de Seigneur, De sacrificant., 307 ; De Abrahamo, 121 ; De planlatione Noe, 86. Mangey, t. ii, p. 258 et 19 ; 1. 1, p. 342, tantôt trois, ou quatre, ou cinq, ou même un nombre infini ; lorsqu’il identifie les puissances avec les anges pour déclarer ailleurs que les anges sont les ministres des puissances ; lorsqu’il affirme que les puissances ne se distinguent pas des idées, quitte à enseigner ensuite que le monde des idées a été fait par les puissances. Ces contradictions s’expliquent en partie parce que Philon est un exégète et qu’il se laisse toujours guider, dans l’expression et le développement de sa pensée par le texte biblique dont il fait le commentaire. Mais elles proviennent aussi d’un manque réel d’unité dans la doctrine qu’il essaie de formuler.

L’idée de l’infinité incompréhensible et ineffable de Dieu domine son esprit. Comment alors saisir Dieu et comment parler de lui ? Il faut, estime Philon, faire intervenir les puissances, qui sont autant de points de vue desquels nous envisageons l’Être absolu : selon que nous le considérons comme créateur ou comme gouvernant, nous parlons de la puissance créatrice ou de la puissance royale ; il peut nous arriver de séparer l’une de l’autre ces puissances et même de les regarder d’une manière indépendante de Dieu : elles semblent alors de véritables intermédiaires. Mais il peut arriver également — et ceci est plus exact — que nous les replacions en Dieu, et elles ne sont plus que des attributs ou dis aspects de la monade indivisible. Il n’y a rien ici qui la la Trinité chrétienne, et bien i sont ceux qui ont pu se méprendre à ce sujet.