étire encore et porte à son paroxysme la tension placée entre le Créateur et la créature.
Par ailleurs il y a chez Zwingli une note universaliste, qui tient à son spiritualisme — l’Esprit divin est libre de se choisir des fidèles aussi bien parmi les gentils que parmi les chrétiens — et qui a pu donner le change sur son prédestinatianisme. Nul doute cependant qu’il faille faire remonter celui-ci jusqu’à lui. Sa morale est axée sur ce dogme, et son ecclésiologie elle-même, l’Église étant définie comme la communauté des élus, et non des croyants. Nous savons aussi qu’à Zurich comme à Genève le prédestinatianisme a conduit à une stricte discipline ecclésiastique.
2° Ce dualisme ne fait que projeter dans le domaine des idées une tension qui était intérieure à Zwingli. Car deux âmes luttent en lui : il s’efforce de réconcilier deux inspirations différentes, dont l’une part de l’antiquité, l’autre du christianisme, Christentum und Antike, selon la formule de W. Kôhler : non pas considérés comme deux grandeurs contrastées auxquelles le sujet demeurerait étranger, mais bien comme deux valeurs vitales, qui chacune revendiquent l’homme tout entier. L’humanisme était pour Zwingli vérité vécue : non pas seulement forme, comme pour Luther, mais contenu. La compréhension réformée de l’Évangile lui doit beaucoup, et en particulier cette rupture entre Dieu et la créature, entre le spirituel et le sensible, qui fait le fond de la pensée zwinglienne, procède de l’humanisme, c’est-à-dire de l’antiquité, en même temps que de Duns Scot. De même, par sa concentration exclusive sur Dieu, sur le jeu et l’accord des attributs divins pris en eux-mêmes, Zwingli s’expose à perdre de vue les valeurs incarnationnelles, mieux, à quitter le terrain du christianisme historique. Van Bakel a même pu définir son système : « une philosophie à couleur chrétienne » (eine christlich-gefârbte Philosophie ; cf. Zeitschr. für Kirchengesch., IIIe sér., t. lii, 1933, p. 258). « Il n’est pas difficile de reconnaître, à travers les différents articles de la dogmatique zwinglienne, l’assemblage du christianisme et de l’antiquité, de relever cette inclusion réciproque d’éléments rationnels et irrationnels. À eux deux ils composent l’originalité religieuse de Zwingli » (W. Kôhler). Ainsi, en anthropologie, le dualisme moral paulinien est recouvert par un dualisme métaphysique, imité de l’antique : le combat de la chair contre l’esprit prend alors un autre sens, et la chute devient non existante ou s’insère dans le devenir évolutif de l’humanité.
Par tous ces traits, Zwingli se différencie de Luther et il ouvre un nouveau sillon que continuera de creuser le protestantisme réformé. Si l’on voulait réduire à une formule simple l’antithèse entre les deux réformateurs, on dirait : « Luther part de l’impuissance humaine : c’est là pour lui le premier article ; l’idée de Dieu ne paraît en grande partie et n’a vraiment d’empire qu’en dépendance de lui. Zwingli procède inversement ; il suit le chemin qui part d’en haut : à partir de la Toute-Puissance de Dieu il entend prouver l’impossibilité du libre arbitre » (A. Schweizer, Centraldogmen, 1. 1, p. 128).
3° Cette tension entre le Créateur et la créature, qu’il sentait au fond de son âme, qui correspondait à son expérience religieuse intime, Zwingli cherchait à la surmonter par l’action : entendez, non l’action personnelle, mais l’action instrumentale, divinement inspirée et guidée, pneumatique. Et ici nous dépassons les positions de W. Kôhler. Le grand érudit a bien disséqué le système zwinglien et l’a réduit en ses éléments. Il a bien vu aussi que la synthèse s’opérait, non sur le plan de l’abstraction ou comme une combinaison chimique, mais au dedans, dans la personnalité même de Zwingli. II lui a manqué seulement, comme à la tra dition moderne qui s’arrête au rationalisme zwinglien, de discerner ce qu’il y a d’irrationnel et d’inspiré dans cette personnalité. Si Zwingli se dresse contre la hiérarchie, c’est plus au nom de l’inspiration privée que de l’Écriture (cf. C. R., i, 256, 20 ; 287, 15) : le sola Scriptura cède le pas, comme principe formel de la Réforme, à un principe concurrent, le Geistprinzip, dont Zwingli, le prophète de Zurich, entend être pour les siens l’incarnation. Fort de l’Esprit, il brave l’excommunication (Sch.-Sch., vol. iv, p. 122). Dans l’Auslegung der Schlussreden, il se livre à des dénonciations prophétiques : les grands eux-mêmes ne sont pas épargnés (C. R., ii, 323, 10 ; 346, 9). Il nous peint sous l’idéal du Pasteur (der Hirt) le prophète qu’il est lui-même. Le Commentaire abonde en témoignages de sa conscience prophétique (cf. C. R., iii, 785, 22.33 ; 789, 9 ; 792, 2 ; 798, 11 ; 816, 4 sq.) ; celle-ci croît et se développe par antithèse à Luther, qui se réclame également de l’Esprit (voir aussi C. R., vm, 206, 6). Ses ennemis ne s’y sont point trompés
— Jean Eck l’appelle avec ironie ŒoSiSocKTos (Sch.-Sch. , vol. iv, p. 22, 26) — et encore moins ses amis (cf. Bullinger, De prophétie officio, et quomodo digne administrai possit oralio, 1532).
Ainsi dut-il apparaître aux yeux de ses contemporains, et c’est ce qui explique son prodigieux ascendant, comme aussi la courbe tendue de sa vie, qui se brise soudain à Kappel. La remarque de Van Bakel, qu’on commémore d’ordinaire la naissance de Zwingli ou l’introduction de la Réforme à Zurich plutôt que sa mort tragique, a une grande portée : elle souligne chez ses héritiers, imbus de rationalisme, la méconnaissance du rôle prophétique qu’il s’est attribué. Son action politique elle-même est sous-tendue de prophétisme (cf. Zwingliana, t. iii, 1931, p. 245, 300-301).
Le zwinglianisme est donc une espèce d’illuminisme
— c’est là sans doute la définition qui le caractérise le mieux — et il doit être traité comme tel par l’apologète. Celui-ci lui appliquera les critères du discernement des esprits. Car il y a de vrais et de faux esprits ; déjà le vieil Hermas l’avait observé. Cet illuminisme s’est propagé : « Ils sont sortis de nous », confessait Zwingli, parlant des anabaptistes (C. R., iv, 208, 25)
— et son ressentiment à leur égard ne s’explique bien que par l’affinité qu’il découvrait entre eux et lui. De la sorte, Zwingli se trouve être à l’origine du courant spiritualiste qui se développe encore de nos jours dans les Free Churches. (Il existait jadis à Londres des réunions biblico-prophétiques, appelées Prophesyings [cf. Die Prophezei à Zurich], Fondées parle Polonais Joh. a Lasco, qui avait connu Zwingli à Zurich, et à l’instigation de ce dernier, ces conventicules furent dissous par la reine Elisabeth.)
4° Seulement Zwingli, si voué qu’il était au culte de la « Vérité », de l’Esprit, n’était pas un pur idéaliste et on ne saurait le qualifier d’illuminé. C’est qu’il y a dans son tempérament religieux même un côté réaliste, lié aux contingences d’ici-bas et aux intérêts de la petite patrie suisse, qui fait équilibre aux traits précédents. Ainsi le réformateur opérait-il en quelque sorte sur un double registre : prédestinatianiste, il évite de tirer toutes les conséquences de la doctrine, de peur de faire éclater le concept d’Église ou de réduire l’Église à une secte. Il tient pour le baptême des enfants contre ceux qui font fond uniquement sur la conversion des adultes. Il enseigne la double justice, c’est-à-dire énonce la loi d’amour et de charité et se contente pour le reste d’inculquer une morale bourgeoise (cf. C. R., ii, 49, 3 sq.). Avec Luther, il prône la liberté du chrétien, mais à Zurich il applique un régime d’intolérance.
5° Un autre aspect de la pensée zwinglienne, corollaire du précédent, c’est son subjectivisme. Dieu et