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3809 ZWINGLIANISME. JUSTICE DIVINE ET JUSTICE HUMAINE 3810

notion de Providence. Dieu opère souverainement dans l’homme ; l’action de celui-ci est dépourvue d’autonomie réelle. Le déterminisme semble ici rendre la Loi superflue : cependant Zwingli la maintient à titre d’agent du gouvernement divin dans le monde.

Justice divine et justice humaine.

Zwingli n’a

pas tiré au clair la relation : Loi-Évangile. Son expérience spirituelle l’avertissait que les formules réprobatives de Luther ne contenaient pas le dernier mot sur la question. Il a esquissé plusieurs fois la solution sans parvenir à une vue définitive (voir encore C. R., h, 634, 19 sq. ; iii, 710, 1 sq. ; Sch.-Sch., vol. vi, t. ii, p. 98). Il se proposait de consacrer au sujet un opuscule distinct en latin (cf. C. R., ii, 230, 26) ; celui-ci est resté à l’état de projet. En revanche, il a repris les vues amorcées dans Y Auslegung der Schlussreden (cf. C. R., ii, 97, 7 ; 233, 16), sur la double justice, et en a fait l’objet d’un traité spécial, qui est d’une grande portée : Von gôttlicher und menschlicher Gercchtigkeit (30 juillet 1523 ; C. R., ii, 458 sq.). Cet ouvrage fait le pont entre sa théodicée et sa sociologie. Avec lui, le réformateur rejette un idéalisme pur qui eût abouti à l’illuminisme des Schwârmer et s’engage dans la réalité sociologique où se développera son action. Ce traité marque, sur le plan idéologique, ce qu’a pu être, dans sa personnalité, la jonction du prophète et de l’homme d’Etat.

Il nous permet de préciser ce que Zwingli entend concrètement par Loi. Il peut s’agir de deux entités fort distinctes :

1. La première se compose des préceptes du Décalogue, identifiés avec la « Loi de nature ou du prochain », ou la Loi évangélique, qui comprend, outre le précepte de la justice, celui de l’amour. L’amour, en introduisant un nouveau motif, est source d’une impulsion qui rend l’observation de la règle de la justice plus douce et facile au sujet, en même temps que plus souple et plus aisée objectivement. C’est tout cela que Zwingli a en vue, avec une pointe tournée contre les anabaptistes qui durcissaient certains préceptes de justice évangélique, quand il dit que la charité « adoucit » (C. R., ii, 492, 14 : gezùckrel hal) ou « tempère » (C. R., iii, 459, 5 : mit mdssigung der gôtlichen liebe ; cf. ii, 492, 17 ; iii, 709, 6, etc.) la loi de justice. Par ailleurs, à ces préceptes positifs se réduisent les préceptes négatifs du Décaiogue, tels que : « Ne tue pas » ; « Ne prends pas le bien d’autrui » (C. R., m, 401, 26 sq.). Si les premiers se modèlent sur l’idéal divin, les seconds tiennent déjà compte, comme par condescendance, de nos misères (Sch.-Sch., vol. i, t. i, p. 586-87 ;. Zwingli entend proposer dans sa teneur laconique la règle de la perfection évangélique (C. R., ii, 325, 7 ; 492, 10 ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 244 ; cf. O. Dreskc, op. cit., p. 36, n. 1), qui est identique à la perfection ou idéal moral absolu sis en Dieu qustice divine). Il fait fi de la distinction entre préceptes et conseils évangéliques (C. R., ii, 481, 18 ; 482, 12 ; 495, 19). On ne trouve pas chez lui, en contre-partie, d’orientation vers la Berufsmoral au sens luthérien (cf. cependant C. R., i, 118, 14). À fortiori rejette-t-il toutes les prescriptions humaines ou ecclésiastiques qui à son gré éloignent de l’idéal plutôt qu’elles ne le sanctionnent.

2. À cet idéal moral absolu qui concerne l’individu, ou Yhnmiw. Intérieur (C. II-, n. 484, 17), s’opposent des préceptes ou lois particulières qui visent l’homme extérieur (ibid., 22), intéressent la vie en société et sont empreints d’une certaine relativité. Il s’agit ici, non pas tant de pousser au bien que d’exclure le mal, ou même simplement de l’endiguer, de le restreindre, d’y mettre une mesure (modus tnmen pinscribi potest ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 578) et ainsi d’assurer l’ordre social. De ces préceptes qui composent la justice

humaine, l’essentiel à dire en morale est que, s’ils font l’homme respectable au regard de ses semblables, ils ne sauraient le justifier devant Dieu (C. R.. ii, 485, 26 ; 494, 28 ; 495, 17 ; 515, 26 ; cf. ibid.. 233, 16 sq. ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 260).

3. Critique.

E. Troeltsch (dans Theol. Literaturzeitung, xxxviii, 1913, col. 369-371) et à sa suite W. Kôhler (Die Geisteswelt U. Zwinglis, p. 122 ; voir aussi recension d’A. Farner, dans Zeilschr. der Savigny-Stiftung, ut infra, col. 679) et P. Meyer (Zwinglis Soziallehren, p. 14 sq.) croient retrouver ici la distinction classique du droit naturel premier et second, l’un correspondant à l’absolu de la justice divine — c’est de lui que se réclament les révolutionnaires épris de l’idéal évangélique, ainsi les anabaptistes ; l’autre s’entendant comme un droit plus concret, relatif, conservateur. En maintenant les exigences de la justice divine à titre d’idéal et en faisant fond pour le reste sur la justice humaine, Zwingli faisait preuve d’un sain réalisme et il donnait pour norme à la pratique courante, ainsi qu’on l’avait fait avant lui, les préceptes du droit naturel second. Malgré l’apparente rupture, la Réforme continue ici le Moyen Age.

Ces vues nous paraissent méconnaître l’originalité de la pensée zwinglienne. Déjà A. Farner l’avait fait remarquer, mais sa critique ne porte pas, car il a un faux concept du droit naturel qu’il doit à Holl (avec W. Kôhler, art. cit., p. 679, et dans Zeitschrift fur die gesamte Staatswissenschaft, lxxxv, p. 343 sq.). En fait, pour Zwingli, la « Loi de nature ou du prochain » se confond avec l’inspiration de l’Esprit-Saint, tandis que le droit, qui est à base de coercition (cf. C. R., m, 868, 18 : cogitur civis legibus ; ii, 483, 25 ; A. Farner, op. infra cit., p. 40), fait violence aux aspirations de la nature (corrompue). Zwingli d’ailleurs ne connaît que deux acceptions du mot * nature » : ou la nature intègre (ou restituée), qui n’est autre que l’opération de Dieu ou de l’Esprit, ou la nature corrompue, qui est opposée à la loi ou au droit. Ainsi, au lieu du dualisme : droit naturel premier et second (norme idéale ; principes de réalisation), nous trouvons chez Zwingli la dualité : Esprit de Dieu-nature humaine corrompue, termes auxquels correspondent l’homme intérieur (domaine de la conscience) et l’ordre juridique extérieur (domaine de l’État) (cf. infra, col. 3868).

conclusion. — On pouvait augurer du spiritualisme zwinglien qu’il valoriserait le thème luthérien de la liberté du chrétien et lui donnerait une ampleur nouvelle. Certains indices le faisaient présager (cf. C. R., i, 74 sq.), et Zwingli, tout au cours de sa carrière, en appelle au Christ comme à celui qui vient nous délivrer de la servitude de la Loi (par référence à Matth., xi, 28). Cependant, à Zurich comme à Genève, le prédestinatianisme s’est traduit dans les faits par un resserrement de la discipline ecclésiastique (ou ecclésiastico-étatique) (cf. infra, col. 3876, et Dr. Nicolaus Paulus, Die Sillenstrenge der echten Zwinglianer, dans Wissenschaftliehe Deilagezur’Germania », 1909, n. 17 ; Zwingli und die Toleranz, ibid.) ; ldéologlquement, à la volonté souveraine de Dieu qui règne sur la théodicée zwinglienne fait pendant, en morale, la Loi conçue tantôt comme norme idéale (Justice divine), tantôt comme moyen de coercition qustice humaine). De la sorte, zwinglianisme et luthéranisme se font face ou, selon d’autres, se complètent et s’harmonisent : Il est bon et providentiel, écrit E. Brunner, qu’à côté de Luther il y ait Zwingli et Calvin, afin que la doctrine de la liberté des enfants do Dieu ne dégénère pas en « liberté de la chair ». et de même il est bon qu’aux côtés de Calvin et Zwingli Lu ther se tienne, afin que l’obéissance de la foi et l’attention donnée aux maximes de la Loi ne démenèrent pas (n culte de la légalité ( Orbot und Ordmingen. p. 68).