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TOBIE. DOCTRINE, LES ANGES


moins de prétendre que l’iranien dâeva aurait formé l’hébreu dai, Eshmadai. Cf. J. Scheftelowitz, Altpersische Religion, p. 61. Plus encore que la difficulté philologique s’oppose au rapprochement avec le démon iranien la complète divergence de la nature et du rôle des deux personnages. Non seulement l’un est le démon de la colère, de la violence, et l’autre piutôt celui de la luxure, mais quelle place y a-t-il pour une créature de la mythologie dans un récit aussi monothéiste que l’histoire de Tobie, où l’on ne saurait relever la moindre trace du dualisme persan ? Ainsi donc l’Asmodée biblique ne semble pas un emprunt à la mythologie iranienne ; le serait-il, d’ailleurs, qu’on n’en saurait conclure que la démonologie juive est d’origine iranienne ; il s’agirait, selon la remarque du P. Lagrange, d’un trait de ce qu’on nommerait de la couleur locale, les événements du Livre de Tobie se déroulant en Perse. Op. cit., p. 403. Cf. art. Asmodée, dans Dicl. de la Bible de Vigouroux, t. i, col. 1103-1104.

Si le nom d’Asmodée n’est pas d’origine persane, peut-être est-il tout simplement d’origine juive, les noms d’Ashmedon ou d’Aschnudai qu’on rencontre dans les traités rabbiniques et talmudiques, et dont la racine serait le verbe Sâmad, détruire, s’accommoderaient fort bien du rôle d’Asmodée ; ainsi apparaîtrait-il et par son nom et par son activité comme la parfaite antithèse de Raphaël : Dieu guérit. Les auteurs ne manquent pas d’ailleurs qui cherchent l’explication du nom d’Asmodée dans les sources juives, tels sont : Haneberg, Geschichle der biblisch. Offenbarung, 1876, p. 503 ; H. Reusch, Das Buch Tobias, p. 39 ; J. Halévy, dans Revue sémitique, 1900, p. 48 ; E. Kônig, Geschichle der altlest. Religion, 1924, p. 525 ; Galdos, Commentarius in librum Tobit, n. 346 sq. ; A. Miller, op. cit., p. 53.

Quant à son action, qu’elle s’exerce au détriment des humains ou qu’elle soit un élément de trouble ou de malheur, elle n’est autre que celle de Satan, telle qu’elle nous apparaît surtout dans le livre de Job, i, 12 ; ii, 6 ; cf. I Par., xxi, 1 ; III Reg., xxii, 20 sq. Pour n’être pas mise aussi expressément sous l’autorité de Jahvé, elle n’en est. pas moins sous son entière dépendance, comme le prouve l’intervention de Raphaël réduisant le démon malfaisant à l’impuissance. Par ailleurs, Asmodée présente certains traits qui l’apparentent aux démons du paganisme, mentionnés parfois dans l’Ancien Testament sous les noms de Lilith, Shêdim, Seïrim ; cf. Is., xiii, 21 ; xxxiv, 14 ; Deut., xxxii, 17 ; Ps., cv(Vulg.), 37. Dansla version araméenne (Neubauer), il est appelé roi des Shêdim, iii, 8 ; vi, 14, ou simplement shêdu, vi, 16 ; ce terme désigne des esprits de puissance limitée qui, même chez les païens, n’ont pas rang de divinités ; chez les Assyriens, il désignait une catégorie de génies protecteurs que l’on plaçait d’ordinaire à la porte des temples et des palais.

Sur la possibilité et la réalité de l’histoire d’Asmodée, les remarques faites ci-dessus au sujet de l’historicité du Livre de Tobie trouvent leur application. Qu’il suffise d’ajouter que, ramenée à ses éléments essentiels, elle ne présente ni impossibilité, ni nouveauté étrange. Comme dans le Nouveau Testament, s’y avère la réalité d’esprits ennemis de Dieu et des hommes dont l’action néfaste toutefois est réduite aux limites imposées par la divine Providence.

Le remède employé pour réduire le démon Asmodée à l’impuissance ne laisse pas que de rappeler les procédés de la magie antique. N’est-ce pas sous l’action de la fumée provenant de la combustion du foie et du cœur du poisson que le démon est contraint à la fuite ? « Quand le démon sentit l’odeur, il s’enfuit dans les parties reculées de l’Egypte et l’ange le lia », disent

les Septante, viii, 3. C’est au reste ce qu’avait annoncé Raphaël donnant à Tobie le moyen de se débarrasser du démon, vi, 19 (Septante, vi, 17). La VulgaU —, viii, 3, ne mentionne que l’intervention de l’ange pour se saisir d’Asmodée, si bien que la combustion du fiel, seule rapportée au verset précédent, n’y apparaît pas comme le remède contre l’action néfaste du démon. Assez divergentes ont été les explications proposées de ce fait. Ne voir dans le passage qui le rapporte qu’une addition tardive de la tradition populaire (Schulz) ou de quelque rédacteur (Schlôgl), c’est méconnaître l’autorité du texte garanti par l’ensemble des témoins. Faut-il alors, avec quelques auteurs non catholiques, parler de magie proprement dite, H. Sengelmann et Simpson dans leurs commentaires, Meissner, Babylonien und Assyrien, t. ii, 1925, p. 198-241 ? La recommandation formelle d’un tel remède contre le démon par l’ange Raphaël, vi, 19 (17 Septante), interdit une telle explication, la magie étant d’ailleurs sévèrement défendue aux Israélites, Deut., xviii, 9-14, et toutes ses pratiques n’étant qu’abominations pour lesquelles Jahvé a chassé les Cananéens de leur pays.

A rencontre de l’explication rationaliste, nombreux sont les auteurs catholiques qui voient dans le caractère symbolique du procédé employé pour se garantir de l’action du démon la solution de la difficulté. Il ne semble pas nécessaire, observe Lesêtre, de voir dans la combustion du fiel et du cœur du poisson autre chose qu’un moyen choisi par l’ange pour cacher sa personnalité et la puissance qui s’y attachait. Art. Démoniaques, Dict. de la Bible, t. ii, col. 1378. Tandis que d’aucuns y voient comme un défi outrageant au démon qui l’oblige à s’enfuir, d’autres au contraire font de la fumée le symbole de la prière des deux fiancés ou encore de leur obéissance dans l’emploi du moyen prescrit par l’ange ; ou même de la vérité du livre dont la leçon est que, pour les amis de Dieu, tout finalement tourne à leur profit ; c’est ainsi que le poisson qui faillit dévorer Tobie deviendra pour lui un moyen de salut (Reusch). Cf. Hagen, Lex. bibl., art. Asmodœus.

De telles explications et d’autres semblables ne peuvent être retenues, car elles méconnaissent le texte même, vi, 5, 8, 19, qui suppose un rapport de causalité entre le moyen employé et le résultat obtenu et non une simple rencontre purement fortuite. Une certaine efficacité est attribuée par Dieu à tel moyen ou à telle parole qui agira à la manière d’une adjuration ou d’un exorcisme : Dieu, agissant par les éléments matériels comme par autant d’instruments pour chasser les démons, de même que, par les sacrements de l’Église, il enchaîne leur pouvoir (Estius). D’une telle efficacité la Bible donne quelques autre exemples, Ex., xiv, 25 ; Num., v, 17-22 ; IV Reg., xx, 7 ; Joa., ix, 6, 7. Mais il est bien évident qu’en dernière analyse l’efficacité des moyens naturels est tout entière l’œuvre de Dieu même ; c’est ce qu’indiquent clairement, dans le cas présent, ces mots du c. iii, 25 : Le saint ange du Seigneur, Raphaël, fut envoyé pour les guérir tous deux, eux dont les prières avaient été présentées au Seigneur en même temps » ; ainsi que ceux dexii, 14 : « Et maintenant le Seigneur m’a envoyé pour te guérir, et pour sauver Sara, la femme de ton fils, du démon. » Si l’ange a employé des éléments matériels comme instrument de la puissance divine pour chasser le démon, c’est qu’il lui fallait ne pas trahir sa véritable identité avant le temps fixé, et, s’il a adopté ceux-là de préférence à d’autres, c’est que sans doute ils comportaient un certain symbolisme, comme de mépris ou de dérision à l’égard du démon. Les Juifs n’ignoraient pas la pratique des exorcismes et l’emploi de remèdes aptes à chasser les esprits mauvais. Cf. Act., xix, 13 ; Sap., vii, 20, où il est question des propriétés de certaines racines. Strack-Billerbeck, Kommentar zum Seuen