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THOMISME. CONCLUSION


rait contre l’ordination que l’auteur de sa nature lui a donnée au bien raisonnable et par suite au souverain bien, source du bonheur parfait. C’est toujours le même principe : la puissance est ordonnée à l’acte et elle doit tendre à l’acte auquel elle a été ordonnée par L’auteur même de sa nature.

e) Théologie naturelle. — Enfin le principe de la supériorité de l’acte sur la puissance : « il y a plus dans ce qui est que dans ce qui peut être et dans ce qui devient » a conduit Aristote à admettre au sommet de tout l’Acte pur, Pensée de la Pensée et souverain Bien qui attire tout à Lui. Il conduit saint Thomas à la même conclusion. Mais le grand docteur médiéval affirme ce que le Stagirite n’avait point dit et ce que Leibniz a méconnu. Pour Aristote et pour Leibniz, le monde est comme le prolongement nécessaire de Dieu. Saint Thomas montre au contraire pourquoi nous devons dire, avec la Révélation, que Dieu, Acte pur, est souverainement libre de produire, de créer le monde, plutôt que de ne pas le créer, et de le créer dans le temps, à tel instant choisi de toute éternité, plutôt que de le créer ab aelerno. La raison en est que l’Acte pur, étant la plénitude infinie de l’Être, de la Vérité et du Bien, n’a nul besoin des créatures pour posséder sa bonté infinie, qui ne peut s’accroître en rien. Après la création, il y a plusieurs êtres, mais il n’y a pas plus d’être, ni plus de perfection, ni plus de sagesse, ni plus d’amour. « Dieu n’est pas plus grand pour avoir créé l’univers » ; avant la création et sans elle, il possédait le bien infini parfaitement connu et souverainement aimé de toute éternité. Saint Thomas rejoint ainsi par ses principes philosophiques la vérité révélée de l’Exode, iii, 14 : Ego sum qui sum. Je suis Celui qui suis. Dieu seul peut dire, non seulement : « J’ai l’être la vérité et la vie », mais : « Je suis l’Être même, la Vérité et la Vie. »

Selon saint Thomas la vérité suprême de la philosophie chrétienne peut donc se formuler ainsi : En Dieu seul l’essence et l’existence sont identiques, In solo Deo essentia et esse sunt idem. Dieu seul e-t l’Être même, tandis que tout être limité ou fini est seulement de soi.susceptible d’exister (quid capax exisiendi ) et n’existe de fait que s’il est librement créé et conservé par Celui qui est. De plus, comme l’action suit l’être, la créature, qui n’est pas son existence, n’est pas non plus son action, et elle n’agit de fait que par la motion divine, qui la fait passer de la puissance à l’acte, de la puissance d’agir à l’action même, cela dans l’ordre de la nature comme dans celui de la grâce.

C’est toujours le même leitmotiv docirinal qui revient dans la philosophie et la théologie thomiste : Dieu seul est Acte pur et, sans lui, la créature, composée de puissance et d’acte ne saurait exister, durer, ni agir, surfout agir de façon salutaire et méritoire par rapport à la vie de l’éternité.

Le thomisme dans les différents courants d’idées philosophiques et théologiqucs accepte donc tout ce que chacune de ces tendances afin me et il écarte seulement ce qu’elles nient sans fondement. Il reconnaît que la réalité est incomparablement plus riche que nos conceptions philosophiques et théologiques. Par là il conserve le sens du mystère.

Par là il dispose à la contemplation qui procède de la toi vive, éclairée par les dons d’intelligence et de sagesse. Il rappelle incessamment qu’il y a plus de vérité, de bonté, de sainteté en Dieu que toute philosophie, toute théologie, toute contemplation myslique ne peuvent le supposer. Pour voir toutes ces richesses, il faudrait avoir reçu la vision surnaturelle et immédiate de l’Essence divine, sans l’intermédiaire d’aucune idée créée, et encore cette vision, si immédiate soit-elle, sera limitée en sa pénétration et ne nous permettra pas de connaître Dieu infiniment, autant qu’il

est connaissable et qu’il se connaît lui-même. La doctrine de saint Thomas réveille ainsi constamment en nous le désir naturel conditionnel et inefficace de voir Dieu. Enfin elle nous fait apprécier le don de la grâce, et de la charité, qui, elle, sous la motion efficace de Dieu, désire efficacement la vision divine et nous la tait mériter.

On voit ainsi que la doctrine thomiste, en acceptant, à la lumière de son principe générateur, tout ce qu’il y a de positif dans les autres conceptions opposées entre elles, qu’elle s’efforce de dépasser, a une puissance d’assimilation qui devient un nouveau critère de sa valeur abstraite et de sa valeur de vie. La puissance d’assimilation d’une doctrine montre en effet la valeur, l’élévation et l’universalité de ses principes, capables d’éclairer les aspects les plus divers du réel depuis la matière inanimée jusqu’à la vie supérieure de l’esprit et jusqu’à Dieu, considéré lui-même en sa vie intime. Le principe d’économie demande aussi qu’en cette doctrine il n’y ait pas deux vérités premières ex œquo, mais une seule, qui en soit vraiment l’idée mère et qui lui donne son unité. C’est ici ce principe que Dieu seul es* Acte pur et qu’en lui seul l’essence et l’existence sont identiques ; principe qui est la clef de voûte de la philosophie chrétienne, comme aussi celle du traité théologique De Deo uno ; principe qui permet encore d’expliquer, autant qu’il est possible ici-bas, ce que la Révélation divine nous dit des mystères de la Trinité et de l’incarnation, en sauvegardant l’unité d’exislence des trois personnes divines et l’unité d’existence dans le Christ. Cf. I », q. xxviii, a. 2 ; III », q. xvii, a. 2, corp. et ad 3um : In Christo est unum esse. Très personæ non habent nisi unum esse.

Si enfin Dieu seul est l’Être même, comme l’agir suit l’être, lui seul peut agir par soi ; et donc tout ce qu’il y a de réel et de bon dans nos actions les plus libres vient de lui comme de la cause première, tout en venant de nous comme de la cause seconde. Même la détermination libre de notre obéissance, en ce qu’elle a de réel et de bon, en tant qu’elle est acceptation plutôt que résistance, dérive de la source de tout bien ; car rien n’échappe à sa causalité universelle qui fait fleurir la liberté humaine sans la violenter en rien, comme elle fait fleurir les arbres et produit en eux et avec eux leurs fruits.

La synthèse thomiste se juge donc par ses principes, par leur subordination par rapport à un principe suprême, par leur nécessité et leur universalité. Elle s’éclaire non pas par une idée restreinte comme le serait celle de la liberté humaine, mais par l’idée la plus haute, celle même de Dieu (Ego sum qui sum), de qui tout dépend dans l’ordre de l’être et dans celui de l’agir, dans l’ordre de la nature et dans celui de la grâce. Par là la synthèse thomiste se rapproche plus que toute autre, selon le jugement de l’Église, de l’idéal de la théologie, science suprême de Dieu révélé.

Outre les ouvrages déjà mentionnés aux diverses sections de l’art. Thomas (Saint), on trouvera des indications dans les ouvrages suivants, groupés selon les divisions du présent article.

I. Caractères généraux, méthode, exposé de la doctrine. — Il y a encore intérêt à consulter les travaux anciens : Jean de Saint-Thomas, Isagoge ad D. Thomie theologiam (réédité récemment au t. i du Cursus theologiæ, en cours de publication, par les bénédictins de Solesmes) ; M. de Rubeis (Rossi), De gestis et scriptis ac doclrina S. Thomas. A. Dissertationes criticæ et apologcticæ, Venise, 1750 (réédité dans l’édit. léonine, 1. 1, p. lv-cccxlvi).

K. Werner, Der h. Thomas von Aquin, t. iii, Gesch. des Thomismus, Ratisbonne, 1859 ; du même, Die Scholastik des spdteren Mittelallcrs, 5 vol., Vienne, 1881 ; J.-J. Berthier. L’étude de la Somme théologique, Fribourg-en-Suisse, 1893 (Paris, 1903) ; H. Dehove, Essai critique sur le réalisme thomiste comparé à l’idéalisme kantien, Lille, 1907 ; M. Grabmann, Ein/uhrung in die Summa theologica des h. Thomas