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THOMISME. CONCLUSION


neuve pense, au contraire, aux xxiv thèses thomistes approuvées parla S. Congrégation dus Éludes le 21 juillet 1914, comme énonçant les principes majeurs (pronuntiata majora) du thomisme, et qui sont, dit-il, « nécessaires au thomisme lui-même, sans quoi il n’en aura que le nom, il n’en sera que le cadavre ». Loc. cit., p. 6.

La Ciencia tomistu de Madrid, en mai-juin 1917, publia, en montrant leur opposition à ces thèses thomistes, vingt-trois thèses adverses de l’éclectisme suarézien. Ces dernières sont relatives à la puissance et à l’acte, à la limitation de l’acte par la puissance, à l’essence et à l’existence, à la substance et à l’accident, à la matière et à la forme, à la quantité, à la vie organique, à l’âme subsistante, à l’âme comme forme substantielle du corps humain, aux facultés opératives, à l’intelligence humaine, à la volonté libre (au rapport du dernier jugement pratique et de l’élection libre), aux preuves de l’existence de Dieu, à l’Être même subsistant, à son infinité et à la motion divine sans laquelle aucune créature ne passe de la puissance à l’acte, de la puissance d’agir à l’action même. Sur tous ces points la position thomiste diiïère notablement, nous l’avons vii, de l’éclectisme suarézien, qui est généralement une sorte de milieu entre la doctrine de saint Thomas et celle de Scot. Cf. Guido Mattiussi, S. J., Le xxiv lesi délia filosofia di S. Tommaso d’Aquino approvale dalla S. Congregazione degli studi, Rome, 1917 ; Ed. Hugon, O. P., Les vingt-quatre thèses thomistes, Paris ; P. Thomas Pègues, O. P., Autour de saint l’homas, Paris, 1918, où sont rapportées, en face des vingt-quatre propositions thomistes, les thèses opposées de Suarez.

Les conséquences de l’éclectisme contemporain, qui renouvelle celui de Suarez, sont signalées comme suit par le cardinal Villeneuve, loc. cit. :

Bien des auteurs, depuis Léon XIII, se sont efforcés non pas tant de se mettre d’accord avec saint Thomas, mais de le mettre, lui, d’accord avec leur propre enseignement. Dès lors on voulut tirer des écrits du Docteur commun les conséquences les plus opposées. D’où une incroyable contusion au sujet de sa doctrine, qui finissait par apparaître aux étudiants comme un amas de contradictions. Rien de plus injurieux que ce procédé pour celui dont Léon XIII a écrit : « La raison ne semble guère pouvoir s’élever plus haut. » Mais cette phase de l’éclectisme contemporain ne pouvait durer, les étudiants perdaient toute confiance. « On a été ainsi conduit, continue le cardinal Villeneuve, à dire que tous les points sur lesquels les philosophes catholiques ne sont pas unanimes deviennent douteux. Finalement, on a conclu, pour faire l’honneur à saint Thomas de n’être contredit par personne, qu’il fallait restreindre sa doctrine à ce sur quoi tous les penseurs catholiques s’entendent. Ce qui se réduit ou à peu près à ce qui a été défini par l’Église et qu’il faut tenir pour garder la foi. …Mais réduire ainsi la doctrine thomiste à un ensemble amorphe et sans vertèbres logiques de banales vérités, de postulats non analysés, non organisés par la raison, c’est cultiver un traditionalisme morne, sans substance et sans vie, et aboutir, sinon d’une façon théorique et consciente, au moins en pratique, à un fidéisme vécu in actu exercito. De là le peu d’intérêt vigilant, le peu de réaction que provoquent les thèses les plus invraisemblables, en tout cas les plus antithomistes de leur nature même. « Une fois que le critère de la vérité se trouve pratiquement et de fait dans le nombre des auteurs cités pour et contre, cela dans le domaine où la raison peut et doit parvenir à l’évidence intrinsèque par recours aux principes premiers, c’est l’atrophie de la raison qui en résulte, son engourdissement, son abdication. L’homme en vient à se dispenser du regard de l’esprit ; toutes les assertions restent sur le même plan, celui d’une persuasion neutre, qui vient de la rumeur commune. Il s’ensuit que pratiquement la raison est jugée impuissante, incapable de trouver la vérité… On pourra mettre cette abdication au compte d’une louable humilité ; de fait elle engendre le scepticisme philosophique des uns, le scepticisme vécu de beaucoup d’autres, dans les milieux où règne un mysticisme de sensibilité et une creuse piété. »

De là dérivent des doutes même sur la valeur des preuves classiques de l’existence de Dieu ; en particulier sur le principe quidquid movetur ab alio movetur. On se demande même si l’éclectisme, dont nous parlons, conserve une seule des preuves de l’existence de Dieu proposées par saint Thomas, telles qu’elles sont proposées par lui.

Aussi faut-il conclure avec le cardinal Villeneuve, loc. cil. : « Si l’on veut abstraire en philosophie de ce sur quoi les philosophes catholiques ne s’entendent pas encore, ce seront toutes les questions profondes, ce sera la métaphysique elle-même qu’on délaissera, et l’on perdra ce qu’il y a de plus précieux en un sens dans la doctrine de saint Thomas, la moelle du thomisme, ce qui répasse le sens commun, ce que son génie a découvert. » On ne parviendrait plus dès lors à pouvoir défendre philosophiquement le sens commun lui-même, qui deviendrait en philosophie le critère de la vérité. On réduirait ainsi la doctrine philosophique de saint Thomas à celle de Thomas Reid et des Écossais ; en d’autres termes, on renoncerait à la philosophie pour s’en tenir au sens commun, et l’on ne pourrait plus justifier celui-ci par une analyse approfondie de l’intelligence naturelle, de ses principes premiers, de leur évidente nécessité et universalité.

L’éclectisme invoque enfin parfois la charité, en disant qu’il faut tenir moins à la profondeur exacte de la doctrine qu’à l’unité des esprits à maintenir. Le cardinal Villeneuve a justement répondu, ibid. : t Ce qui blesse la charité, ce n’est point la vérité, ni l’amour sincère et intégral qu’on lui porte ; ce qui blesse la charité, c’est l’amour-propre individuel ou corporatif. La paix dans le domaine intellectuel, au sein de l’Église, ne sera stable et durable qu’à la condition de suivre les directions de l’Église, magistra veritalis, quand elle nous dit : lie ad Thomam. De la sorte, loin de diminuer la vraie liberté de la recherche intellectuelle, on l’augmente, on la rend plus parfaite, en lui donnant, comme à un ressort, d’autant plus d’élan qu’elle a un plus ferme point d’appui, et en la délivrant de l’erreur, selon les paroles du Maître : Cognoscetis veritalem et veritas liberabit vos. Joa., viii, 32. »

La puissance d’assimilation du thomisme.

La

puissance d’assimilation contenue dans une doctrine philosophique et théologique montre la valeur, l’élévation et l’universalité de ses principes, capables d’éclairer les aspects les plus divers du réel depuis la matière inanimée jusqu’à la vie supérieure de l’esprit et jusqu’à Dieu.

De ce point de vue nous voudrions montrer ici que le thomisme peut s’assimiler ce qu’il y a de vrai dans les différent es tendances, qui subsistent dans la philosophie contemporaine. On peut, semble-t-il, en distinguer trois principales.

D’abord l’agnosticisme, soit empirique, qui provient du positivisme, soit idéaliste, qui provient du kantisme. C’est ainsi qu’on trouve aujourd’hui le néopositivisme chez Carnap, Wittgenslein, Rougier et dans le mouvement appelé’Wiener Kreis. Il y a là un nominalisme, qui est la réédition de Hume et d’A. Comte. La phénoménologie de Husserl tient de son côté que l’objet de la philosophie est le donné intelligible absolument immédiat, qu’elle analyse sans raisonnement. Ce sont là des philosophies, non pas de l’être, mais du phénomène, selon la terminologie dont Parménide s’est servi le premier en distinguant les deux directions que peut prendre l’esprit humain.

En second lieu il y a les philosophies de la vie et du devenir ou la tendance évolutionnistc, qui se présente elle aussi, soit sous une forme idéaliste qui rappelle Hegel, comme en Italie chez Gentile, en France chez Léon Brunschvicg, soit sous une forme empirique, celle de l’évolution créatrice de H. Bergson, qui pour-