Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.1.djvu/501

Cette page n’a pas encore été corrigée
987
988
THOMISME. LE MÉRITE


Telle est la doctrine thomiste de la justification ou de la conversion. On voit qu’elle s’oppose nettement aux théories nominalistes qui ont préparé la doctrine luthérienne de la justification sans infusion de la grâce, par simple imputation ou attribution extrinsèque des mérites du Christ. Les thomistes ont toujours affirmé, dès avant le concile de Trente, ce qui a été défini par lui, sess. vi, c. vu et can. 10, 11, que la cause formelle de la justification est la grâce sanctifiante qui nous justifie et qui exclut l’état de péché.

Pour mieux faire voir le sens profond et la portée de cette doctrine les thomistes ont toujours soutenu que, même de puissance absolue, Dieu ne peut faire que le péché mortel, soit habituel soit actuel, coexiste avec la grâce sanctifiante dans un même sujet. En d’autres termes, il est contradictoire dans les termes qu’un même homme, au même instant, soit juste, enfant et ami de Dieu, et ne le soit pas. Il suit de là que, dans le plan actuel de la Providence, où l’état de nature pure n’a jamais existé, tout homme est soit en état de péché mortel, soit en état de grâce, il n’y a pas de milieu. Ainsi s’appliquent les paroles de Notre Seigneur : Qui non est mecum, contra me est, celui qui n’aime pas Dieu, fin dernière, par dessus tout, est détourné de Dieu. Mais aussi celui qui n’est pas contre Dieu, est pour lui. En ce sens Jésus a pu dire à ses apôtres : « Celui qui n’est pas contre vous est pour vous. » Marc, ix, 40. En ce dernier sens se vérifie la parole bien connue : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé. » Cette parole est vraie de celui qui se dispose, par la grâce actuelle, à la conver sion, surtout s’il arrive à la disposition ultime, qui n’est réalisée qu’à l’instant même de l’infusion de la grâce sanctifiante, instant où commence l’habitation de la sainte Trinité dans l’âme juste.

7° Le mérite du juste. I » - II" 9, q. exiv. — Le mérite suit la justification comme l’agir suit l’être, car la grâce habituelle, qui constitue le juste, est principe radical d’œuvres justes et méritoires.

1. Notion et division.

Saint Thomas considère d’abord ce qu’est le mérite, quel est son principe, quelles en sont les différentes espèces, quelles sont les diverses conditions du mérite de condignité ; il examine en dernier lieu ce qui tombe sous le mérite. Dans l’explication de ces articles, les thomistes s’accordent à reconnaître les points de doctrine suivants ; cf. Cajétan, Jean de Saint -Thomas, Gonet, les Salinanticcnscs, Gotti, Billuart, N. del Prado, E. Hugon, etc.

Le mérite concrètement pris est une bonne œuvre qui confère un droit à une récompense. Abstraitement pris, le mérite est « un droit à une récompense ». C’est là sa raison formelle à laquelle s’oppose le reatus pœnae ou ce par quoi le péché mérite une peine. On a ainsi le fondement de la division du mérite, car la division se fonde sur la définition du tout à diviser.

Cette division est contenue dans les a. 1 et 6 de la q. exiv. Pour la bien entendre, il faut remarquer que la notion de mérite n’est pas univoque, mais analogique, car elle se dit, selon des sens divers mais proportionnellement semblables, des mérites du Christ, puis des mérites de condigno du juste et enfin des mérites de congrue II y a là une subordination manifeste. De même, nous l’avons vii, le péché se dit, non pas univoquement, mais analogiquement du péché mortel et du péché véniel, la connaissance se dit analogiquement de la sensation et de l’intellection, et l’amour se dit de même de l’amour sensible et de l’amour spirituel. Beaucoup d’erreurs viennent de ce que l’on prend univoquement ce qu’il faut entendre analogiquement.

Le mérite se divise, de ce point de vue, selon qu’il est un droit à une récompense fondé, soit en justice,

soit non pas en justice, mais sur l’amitié, ou encore sur la libéralité.

Le mérite fondé en justice peut être un droit en stricte justice ; il est alors absolument égal à la récompense, tel fut le mérite du Christ à raison de sa personne divine, qui est égale au Père. Le mérite fondé en justice peut être seulement de condigno, de condignité ; il a alors une valeur, non pas égale à la récompense, mais proportionnée, selon une ordination et une promesse de Dieu, sans lesquelles il n’y aurait pas à proprement parler un droit ; tels sont les mérites du juste à l’égard de la vie éternelle et de l’augmentation de la grâce et de la charité.

Par opposition, le mérite fondé, non pas sur la justice, mais soit sur l’amitié, soit sur la libéralité, est appelé de congruo ou de convenance ; s’il se fonde sur les droits de l’amitié, in jure amicabili, il suppose l’état de grâce et la charité, qui est une amitié divine, et on l’appelle mérite de congruo proprie dictum. S’il se fonde seulement sur la libéralité ou la miséricorde de Dieu et ne suppose pas l’état de grâce, mais une certaine disposition à recevoir celle-ci, on l’appelle de congruo laie dictum.

Il y a ainsi quatre acceptions du terme mérite ; on voit mieux dès lors que c’est une notion, non pas univoque, mais analogique, qui a quatre sens proportionnellement semblables. Dans les trois premiers sens, il y a, à des degrés oivers, mérite proprement dit, lequel suppose toujours l’état de grâce, même s’il est seulement de congruo proprie. Dans le quatrième sens, meritum de congruo late dictum, il n’y a mérite que selon une analogie éloignée, qui, ne conservant plus le sens propre du mot, touche à la métaphore.

Sur ces différentes espèces de mérite, les thomistes se séparent notablement de Scot. Ils soutiennent contre lui que les mérites du Christ ont, à raison de sa personne divine, une valeur surabondante, intrinsèquement infinie, selon la rigueur de la justice, indépendamment de l’acceptation divine ; cette valeur est donc pour eux, au moins égale à la vie éternelle de tous les élus, et elle est de soi intrinsèquement suffisante pour le salut de tous les hommes. — Pour le mérite de condignité du juste, les thomistes enseignent aussi, contre Scot et les nominalistes, que l’acte de charité du viateur est proprement et intrinsèquement méritoire de la vie éternelle, et non pas seulement de façon extrinsèque par l’ordination et l’acceptation de Dieu. Ils tiennent enfin que Dieu ne pourrait accepter comme méritoires de la vie éternelle des bonnes œuvres purement naturelles. On retrouve ainsi la distinction très nette des deux ordres de la nature et de la grâce, car celle-ci pour les thomistes est surnaturelle par son essence même et non seulement par le mode de sa production comme la vie naturelle miraculeusement restituée à un mort. Selon saint Thomas et ses disciples, l’acte de charité du viateur est donc proprement et intrinsèquement méritoire de condigno de la vie éternelle, de par la nature de la charité infuse et de la grâce, germe de la gloire, en supposant cependant l’ordination divine de la grâce à la gloire et la promesse du salut à ceux qui méritent ainsi ; cf. a. 1.

Le mérite de congruo proprie dictum ou de convenance proprement dit, qui est fondé in jure amicabili sur les droits, non pas de la justice, mais de l’amitié, se trouve dans les actes qui procèdent immédiatement de la charité et dans ceux qui sont au moins impérés par elle. De cette façon le juste peut mériter à un autre homme la première grâce ; ainsi sainte Monique a mérité la conversion d’Augustin, et Marie, médiatrice universelle, a mérité de congruo proprie toutes les grâces que reçoivent tous les hommes et que le Christ nous a méritées de condigno ; cf. a. 6. — Le mérite de congruo late dictum ou de convenance au sens large ne