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THOMISME. LA GRACE


actuelle, à cause des mérites du Sauveur et, s’il en fait bon usage, il donne aussi la grâce habituelle. Cette divergence entre les deux écoles provient de celle qui existe entre leurs principes relativement à la science de Dieu et à 1’eflïcacité des décrets de sa volonté. Molina applique ici sa théorie de la science moyenne, que les thomistes ont toujours rejetée, parce que, à leurs yeux, elle pose une passivité en Dieu. Il résulte de ce qui précède que l’homme ne peut sortir de l’état de péché, sans le secours de la grâce. Q. cix, a. 7.

L’homme déjà justifié, si élevé que soit en lui le degré de gTâce habituelle, a besoin pour chaque acte méritoire d’une grâce actuelle. La grâce habituelle en effet et les vertus infuses qui dérivent d’elle ne donnent que la faculté ou le pouvoir de bien agir surnaturellement ; mais pour l’action même il faut une motion divine comme dans l’ordre naturel.

Le juste a-t-il besoin enfin d’un secours spécial de la grâce pour persévérer jusqu’à la mort ? C’est la question traitée par saint Augustin dans son livre De dono perseverantias, écrit pour affirmer la nécessité de ce grand don de Dieu, contre les semipélagiens. Ultérieurement ceux-ci furent condamnés au IIe concile d’Orange, can. 10. C’est ce don spécial que nous demandons tous dans le Pater, en disant : Adveniat regnum tuum. La grâce de la persévérance finale est la conjonction de l’état de grâce et de la mort, que le juste soit adulte ou non, et qu’il ait été justifié un moment auparavant ou depuis des années. Or, cette conjonction de la grâce et de la mort est manifestement un effet spécial de la providence, et même de la prédestination, puisque ce don n’est accordé qu’aux prédestinés ?

En quoi consiste-t-il ? Pour l’enfant qui meurt peu après le baptême, c’est l’état de grâce qui dure au moment de la mort, permise par la Providence à tel moment déterminé, avant que l’enfant n’ait perdu la grâce sanctifiante. Pour les adultes ce don comporte non seulement une grâce suffisante, qui donne la faculté ou le pouvoir de persévérer, mais une grâce efficace, par laquelle l’adulte prédestiné persévère de fait, au milieu même de grandes tentations, par un dernier acte méritoire. Les thomistes et les molinistes se divisent ici sur la manière dont cette grâce est efficace : pour les premiers, elle l’est par elle-même ; pour les seconds, elle le devient par le consentement humain prévu par la science moyenne.

Telle est la doctrine thomiste de la nécessité de la grâce pour connaître les vérités surnaturelles, pour faire le bien, pour éviter le péché, pour se disposer à la justification, pour accomplir chaque acte méritoire et pour persévérer jusqu’à la fin.

L’essence de la grâce.

Il s’agit ici surtout de la

grâce habituelle, qui est la grâce par excellence, celle qui fait de nous les enfants de Dieu et ses héritiers ; la grâce actuelle se rattache à elle comme la disposition à la forme et comme le secours qui fait agir surnaturellement.

Saint Thomas, q. ex, a. 1, montre d’abord que la grâce habituelle, qui nous rend agréables aux yeux de Dieu qui nous aime, n’est pas en notre âme une simple dénomination extrinsèque, comme lorsqu’on dit que nous sommes vus et aimés par une autre personne humaine, ou qu’un enfant pauvre est adopté par un riche. La grâce est en nous quelque chose de réel, selon ces paroles de saint Pierre, II Petr., i, 4 : Maxima et pretiosa promissa nobis donavit, ut per hœc efficiamini divinæ consortes naturæ. Par la grâce nous participons à la nature divine. La raison en est que, tandis que l’amour humain, par exemple celui du riche qui adopte un enfant, suppose l’amabilité en cet enfant, l’amour de Dieu, qui nous adopte, ne suppose pas l’amabilité en nous, mais il la pose ou la produit. Ce n’est pas un

amour stérile ou seulement affectif, c’est un amour effectif et efficace qui, loin de supposer le bien, le réalise. Aussi Dieu ne peut aimer l’homme sans produire en lui un bien, soit un bien d’ordre naturel, comme lorsqu’il lui donne l’existence, la vie, l’intelligence, soit un bien d’ordre surnaturel, lorsqu’il fait de lui son enfant adoptif ou son ami en vue d’une béatitude toute surnaturelle, où il se donne lui-même éternellement.

Par cette raison très profonde, saint Thomas rattache le traité de la grâce à celui de Dieu, notamment à la question xx, De amoie Dei, oii il est dit, a. 2 : Amor Dei est infundens et creans bonitatem in rébus. Cet amour incréé ne suppose pas l’amabilité en nous, mais il nous rend aimables aux yeux de Dieu.

Par là même saint Thomas exclut d’avance l’erreur de Luther, qui dira que les hommes sont justifiés par la seule imputation ou attribution extrinsèque des mérites du Christ, sans que la grâce et la charité soient répandues dans leur cœur ; ce qui est manifestement contraire à l’enseignement de l’Écriture, qui affirme que la grâce et la charité nous ont été données avec le Saint-Esprit. Rom., v, 5.

La grâce sanctifiante est-elle dans l’âme une qualité, un don habituel permanent ? Elle est appelée par l’Écriture l’eau vive qui jaillit en vie éternelle, Joa., iv, 14, la semence de Dieu, I Joa., iii, 9, que la tradition explique en disant semen gloriæ. le germe de la gloire ou de la vie éternelle. Saint Thomas, ibid., a. 2, précise, en formulant une doctrine qui sera de plus en plus reçue et approuvée en quelque sorte par le concile de Trente, sess. vi, can. 11, et c. xvi. Il ne convient pas, remarque-t-il, que Dieu pourvoie moins aux besoins de ceux qu’il aime dans l’ordre surnaturel que dans l’ordre naturel. Or, dans ce dernier, il nous a donné la nature et ses facultés comme principe radical et comme principes prochains d’opérations. Il convient donc grandement qu’il nous donne en vue de la fin surnaturelle la grâce et les vertus infuses comme principe radical et comme principes prochains d’opérations surnaturelles. Ainsi la grâce sanctifiante est une qualité spirituelle et surnaturelle permanente, principe radical des actes méritoires de la vie éternelle. La grâce habituelle est donc dans le juste comme une seconde nature, qui lui fait connaturellement connaître et aimer Dieu dans un ordre supérieur à celui de nos facultés naturelles.

En réunissant les textes de saint Thomas relatifs à, l’essence de la grâce sanctifiante, q. ex, a. 1, 2, 3, 4 : q. cxii, a. 1, on voit que, pour lui, comme l’enseignent ses commentateurs, elle est une participation formelle et physique de la nature divine, mais seulement analogique. C’est ainsi qu’il entend les paroles de saint Pierre, II Petr., i, 4. Ces paroles inspirées, loin d’exagérer les dons surnaturels de Dieu, ne parviennent pas à les exprimer parfaitement. Pour les bien entendre, il faut remarquer que la nature divine est le principe des opérations divines par lesquelles Dieu se voit immédiatement et s’aime de toute éternité. Or, la grâce sanctifiante est le principe radical qui nous dispose à voir Dieu immédiatement, à l’aimer éternellement, et à tout faire pour lui. Elle est donc une participation de la nature divine.

Elle n’est pas seulement une participation morale, par imitation des mœurs divines, de la bonté de Dieu. C’est une participation réelle et physique d’ordre spirituel et surnaturel, car c’est un principe radical d’opérations réelles et physiques, essentiellement surnaturelles. En d’autres termes, tandis que l’adoption humaine d’un enfant pauvre par un riche ne lui confère qu’un droit moral à un héritage, lorsque Dieu nous aime et nous adopte, son amour produit un effet réel dans notre âme. Ibid., a. 1.