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THOMISME. L’AME SÉPARÉE


la nature et les propriétés. I », q. lxxxiv-lxxxviiii. Notons seulement que, pour saint Thomas, l’objet adéquat de notre intelligence, comme intelligence, est l’être intelligible dans toute son amplitude, ce qui nous permet de connaître naturellement Dieu, cause première, et d’être élevés à la vision immédiate de l’essence divine. L’objet propre de notre intelligence, en tant qu’humaine, c’est l’essence des choses sensibles ; aussi ne connaissons-nous Dieu et les réalités purement spirituelles que par analogie, dans le miroir des choses sensibles et par rapport à celles-ci. Notre intelligence, qui est la dernière de toutes, a pour objet propre le dernier des intelligibles, c’est pourquoi elle est unie au corps et aux facultés sensitives. Dans cet état d’union elle ne peut connaître immédiatement le spirituel à la manière de l’ange ; aussi le définit-elle négativement et elle l’appelle l’immatériel ; c’est un signe qu’elle connaît d’abord la nature des choses sensibles, de la pierre, de la plante, de l’animal.

De cette doctrine sur l’intelligence, dérive celle sur la liberté, qui est longuement exposée, I », q. lxxxiii, et I » -II », q. x, a. 1, 2, 3, 4. Il faut à ce sujet noter la différence qui existe entre la définition thomiste de la liberté et la définition proposée par Molina. Dans sa Concordia, q. xiv, a. 13, disp. II, init., éd. Paris, 1876, p. 10, Molina donne cette définition : Illud agens liberum dicitur quod, posilis omnibus requisitis ad ugendum, potest agere et non agere. Cetta définition, reproduite par tous les molinistes, semble très simple au premier abord, mais chaque fois que Molina en fait usage, on voit qu’elle est nécessairement liée pour lui à sa théorie de la science moyenne ; cf. op. cit., p. 550, 318, 356, 459, etc.

Que signifient pour lui les termes de cette définition du libre arbitre : facilitas quæ, positis omnibus requisitis ad agendum, potest agere et non agere ? Ces mots positis omnibus requisitis visent non seulement ce qui est prérequis à l’acte libre selon une priorité de temps, mais ce qui est prérequis selon une simple priorité de nature et de causalité, comme la grâce actuelle reçue à l’instant même où s’accomplit l’acte salutaire. De plus, selon son auteur, cette définition ne signifie pas que, sous la grâce efficace, la liberté conserve le pouvoir de résister sans jamais vouloir, sous cette grâce efficace, résister de fait ; elle signifie que la grâce n’est pas efficace par elle-même, mais seulement par notre consentement prévu (science moyenne des futuribles antérieure à tout décret divin).

Aux yeux des thomistes, cette définition moliniste de la liberté n’est pas méthodiquement établie, parce qu’elle fait abstraction de l’objet qui spécifie l’acte libre ; elle néglige le principe fondamental : les facultés, les « habitus » et les actes sont spécifiés par leur objet.

Si au contraire on considère cet objet spécificateur, on se rappellera ce que dit saint Thomas, Ia-IIæ, q. x, a. 2 : Si proponatur voluntati aliquod objectum, quod non secundum quamlibet considerationcm sit bonum, non ex necessitate voluntas fertur in illud. En d’autres termes, on dira avec les thomistes : Libertas est indiffcrenlia dominatrix ooluntatis erga objectum a ratione proposilum ut non ex omni parle bonum. L’essence de la liberté est dans l’indifférence dominatrice de la volonté à l’égard de tout objet proposé par la raison comme bon hic et nunc sous un aspect, et non bon sous un autre ; c’est proprement l’indifférence à le vouloir ou à ne pas le vouloir, indifférence potentielle dans la faculté, et actuelle dans l’acte libre. Car, même lorsque la volonté veut actuellement cet objet, lorsqu’elle est déjà déterminée à le vouloir, elle se porte encore librement vers lui, avec une indifférence dominatrice non plus potentielle, mais actuelle. Bien plus en Dieu qui est souverainement libre, il n’y a pas l’indifférence potentielle ou passive, mais seulement l’indifférence

actuelle ou active. La liberté provient donc de la disproportion qui existe entre la volonté spécifiée par le bien universel et tel bien fini et particulier, bon sous un aspect, non bon sous un autre.

Les thomistes ajoutent contre Suarez : « Même de puissance absolue, Dieu par sa motion ne peut pas nécessiter la volonté à vouloir un tel objet, slanle indifjercntia judicii. » Pourquoi ? Parce qu’il implique contradiction que la volonté veuille nécessairement l’objet que l’intelligence lui propose comme indifférent, en ce sens qu’il apparaît bon sous un aspect, non bon sous un autre, et absolument disproportionné à l’amplitude sans limites de la volonté spécifiée par le bien universel. Cf. S. Thomas, De veritate, q. xxii, a. 5.

De là dérive la 21e des xxiv thèses : Intellectum sequitur, non prsecedit, voluntas, quæ necessario appétit id quod sibi præsentatur tanquam bonum ex omni parte expiais appetilum ; sed inter plura bona, quæ judicio mutabili appetenda proponuntur, libère eligit. Sequitur proinde eleclio judicium practicum ullimum ; at, quod sit ultimum voluntas efficit.

L’élection libre suit le dernier jugement pratique qui la dirige, mais elle-même fait qu’il soit le dernier, en acceptant sa direction, au lieu d’appliquer l’intelligence à une considération nouvelle, qui conduirait à un jugement pratique opposé. Il y a ici une influence réciproque de l’intelligence et de la volonté, comme le mariage de l’une et de l’autre, si bien que le consentement volontaire fait que le jugement pratique accepté reste dernier ou achève la délibération. Cette direction intellectuelle est indispensable, car la volonté de. soi est aveugle : nihil volitum nisi preecognitum ut conveniens.

Suarez, après Duns Scot, soutient au contraire qu’il n’est pas nécessaire que l’élection volontaire soit précédée d’un jugement pratique qui la dirige ainsi immédiatement. Cî.Disp. Met., XIX, sect. 6. Il se peut, pour Suarez, qu’entre deux biens égaux ou inégaux, la volonté choisisse librement l’un d’eux sans que l’intelligence le propose comme meilleur Tue et nunc. A quoi les thomistes répondent : Nihil prævoliium hic et nunc, nisi preecognitum ut convenientius hic et nunc. Ici s’applique aussi le principe qualis unusquisque est (secundum affectumj, talis finis videtur et conveniens, chacun juge selon son penchant, selon l’inclination bonne ou mauvaise de son appétit, c’est-à-dire de sa volonté et de sa sensibilité ; cf. I », q. lxxxiii, a. 1, art 5 om ; I » - !  ! ", q. lvii, a. 5, ad S""" ; q. lviii, a. 5.

Nous avons longuement examiné ce problème ailleurs ; cf. Dieu, son existence et sa nature, 6e éd., p. 590657 : les antinomies spéciales relatives à la liberté ; l’influence réciproque du dernier jugement pratique et de l’élection libre, la comparaison de la doctrine thomiste avec le déterminisme psychologique de Leibniz et d’autre part avec le volontarisme de Scot, conservé en partie par Suarez. Bref, pour saint Thomas, l’intelligence et la volonté ne sont pas coordonnées mais subordonnées l’une à l’autre ; cependant le jugement pratique est libre lorsque l’objet (bon sous un aspect, non bon sous un autre) ne le nécessite pas, c’est là proprement Yindifferentia judicii.

5° L’âme séparée. I », q. lxxxix. — 1. Sa subsistence ; 2. sa connaissance ; 3. sa volonté immuablement fixée.

1. La subsislence de l’âme séparée de son corps se démontre, selon saint Thomas, à la lumière de ce principe : « Toute forme simple et intrinsèquement indépendante de la matière (dans son être, dans son opération spécifique et dans son devenir ou mieux sa production), peut subsister et subsiste æ fait indépendamment de la matière. Or, l’âme humaine est une forme simple et intrinsèquement indépendante de la matière ; donc elle subsiste de fait après la dissolution du corps humain. »