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    1. THOMISME##


THOMISME. MÉTAPHYSIQUE : PUISSANCE ET ACTE

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Nous insisterons sur ce point, et montrerons ensuite quelles en sont les conséquences dans l’ordre de l’être et dans celui de l’opération ou de l’action, selon le principe : operari sequitur esse et modus operandi modum essendi.

1. Qu’est-ce que la puissance et pourquoi est-elle requise comme réellement distincte de l’acte ? — Selon Aristote, cf. Physique, 1. I et II et Métaphysique, t. I, V (IV), IX (VIII), la distinction réelle entre la puissance et l’acte est absolument nécessaire pour concilier le mouvement, la mutation des êtres sensibles et leur multiplicité, affirmées par l’expérience, avec le principe de contradiction ou d’identité : « l’être est l’être, le non-être est non-être », plus brièvement : « l’être n’est pas le non-être » ; une chose est ou n’est pas, il n’y a pas de milieu, et elle ne peut en même temps exister et ne pas exister.

Cette nécessité d’admettre la réalité de la puissance apparaît pour Aristote comme l’unique solution possible des arguments de Parménide, qui nient la multiplicité et le devenir en s’appuyant sur le principe d’identité ou de contradiction. Cf. Aristote, Physique, t. I, c. vi et vin ; Métaphysique, t. I, c. v ; 1. IV (III), per totum ; 1. IX (VIII), per totum.

Les deux arguments de Parménide contre le devenir et la multiplicité sont les suivants : a) Ex ente non fit ens, quia jam est ens, et ex nihilo nihil fit, ergo ipsum fieri est impossibile ; si un être arrive à l’existence, il provient ou de l’être ou du néant, il n’y a pas de milieu ; or il ne peut provenir de l’être, comme la statue ne peut provenir de la statue qui est déjà ; il ne peut non plus provenir du néant ; donc le devenir est impossible, en vertu du principe d’identité ou de contradiction, ainsi formulé par Parménide : « l’être est, le non-être n’est pas, on ne sortira pas de cette pensée. » — b) La multiplicité des êtres est aussi impossible, en vertu du même principe. L’être en effet ne peut être limité, diversifié et multiplié par lui-même qui est homogène, mais seulement par autre chose que lui ; or, ce qui est autre que l’être est non-être, et le non-être n’est pas. L’être reste donc de toute éternité ce qu’il est, absolument un, identique à lui-même et immuable ; les êtres finis ne sont qu’une apparence, dans ce panthéisme ou ce monisme absolument statique, qui tend à l’absorption du monde en Dieu.

Heraclite disait au contraire : tout se meut, tout devient, et l’opposition de l’être et du non-être n’est qu’une opposition toute abstraite et même verbale, car, dans le devenir, qui est à lui-même sa raison, l’être et le non-être s’identifient d’une façon dynamique ; en effet, ce qui devient est en même temps d’une certaine façon et pourtant n’est pas encore, puisqu’il devient. De ce second point de vue le principe de contradiction ou d’identité ne serait plus une loi de l’être, ni de l’intelligence supérieure, mais seulement une loi abstraite de la raison inférieure et même une simple loi grammaticale du discours, pour éviter de se contredire. De ce point de vue, le devenir universel est à lui-même sa raison, l’évolution du monde est créatrice d’elle-même, elle n’a pas besoin d’une cause première supérieure ni d’une fin ultime. C’est une autre forme du panthéisme, un panthéisme évolutionniste et finalement athée, car il tend à l’absorption de Dieu dans le monde, Dieu devient dans le monde et dans l’humanité et il ne sera jamais.

Aristote maintient contre Heraclite que le principe de contradiction ou d’identité est loi non seulement de la pensée inférieure et du discours, mais de l’intelligence supérieure et de l’être ; cf. Metaph., 1. IV (III), du c. iv à la fin ; et il cherche alors à résoudre les deux arguments de Parménide.

Platon en avait proposé une solution, en admettant d’une part le monde immobile des idées intelligibles

et d’autre part le monde sensible qui est en perpétuel mouvement ; il expliquait ce mouvement parce que la matière toujours transformable est, disait-il, un milieu entre l’être et le pur néant, c’est un non-être qui existe en quelque façon. Il portait ainsi la main, disait-il, sur la formule de Parménide en affirmant que d’une certaine façon le non-être est. Cf. Platon, Le Sophiste, 241 d, 257 a, 259 e. Il préparait ainsi confusément la solution aristotélicienne, qui sera approfondie par saint Thomas.

Aristote résout plus profondément et plus clairement que Platon les deux arguments de Parménide par la distinction de puissance et acte, qui s’impose nécessairement à sa pensée ; cf. Physique, loc. cit., et Métaphysique, loc. cit.

En effet ce qui devient ne peut provenir de l’être en acte, de l’être déterminé, qui existe déjà, la statue en devenir ne provient pas de la statue qui existe déjà ; mais ce qui devient était d’abord en puissance et provient de l’être indéterminé ou de la puissance réelle, qui est un milieu entre l’être en acte et le pur néant. Ainsi la statue en devenir provient du bois non pas en tant que bois en acte, mais en tant qu’il est susceptible d’être sculpté. De même la plante et l’animal proviennent d’un germe qui se développe. De plus, après sa formation, la statue est composée du bois et de la forme reçue, qui peut faire place à une autre, de même la plante est composée de la matière et de la forme spécifique du chêne ou du hêtre ; l’animal est composé de la matière et de la forme spécifique, du lion, par exemple, ou du cerf.

La réalité de la puissance est ainsi nécessairement requise, selon Aristote pour concilier la multiplicité des êtres et le devenir, affirmés par l’expérience, avec le principe de contradiction ou d’identité, loi fondamentale de l’être et de la pensée. Ce qui devient ne provient pas de l’être en acte, ni du pur néant, mais de la puissance réelle ou de l’être encore indéterminé et déterminable, dans la nature : d’un sujet transformable, comme la matière première commune à tous les corps ou comme la matière seconde : bois, argile, marbre, germe végétal ou animal, etc. On voit par là ce qu’est la puissance réelle selon Aristote ; saint Thomas le montre plus explicitement dans son Commentaire sur les écrits du Stagirite, locis citatis.

La puissance réelle ou le déterminable, d’où proviennent la statue, la plante ou l’animal, s’éclaire en disant ce qu’elle n’est pas, puis ce qu’elle est.

a) Le déterminable ou la puissance n’est pas le néant ; du néant rien ne peut provenir : ex nihilo nihil fit, disait Parménide ; ce qui est vrai même lorsqu’on admet la création ex nihilo, car celle-ci n’est pas un devenir (l a, q. xlv, a. 2, ad 2 om) et nous cherchons ici l’origine du devenir.

b) Le déterminable ou la puissance n’est pas le nonêtre conçu comme négation ou privation d’une forme déterminée, par exemple de la forme de la statue. En effet cette négation ou cette privation en soi n’est rien, et ex nihilo nihil fit ; de plus cette négation se trouve aussi dans l’air et dans l’eau liquide dont on ne peut faire une statue.

c) Le déterminable ou la puissance d’où provient la statue n’est pas non plus l’essence du bois, selon laquelle le bois est déjà actuellement ce qu’il est ; ce n’est pas non plus la figure actuelle du bois à transformer, car ex ente in actu non fit ens.

d) Le déterminable ou la puissance n’est pas non plus la figure imparfaite de la statue en devenir, ce n’est pas un acte imparfait ; cet acte si imparfait qu’on le suppose n’est pas le déterminable, mais déjà le mouvement ou la statue en devenir et non plus seulement en puissance.

Mais alors le déterminable qu’est-il positivement ?