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THOMAS BRADWARDINE


empruntera. Sur tous ces points Bradwardine se présente comme un précurseur.

Et son originalité est manifeste dans l’ensemble de cette construction théologique qu’il entreprend et dans sa doctrine du déterminisme. Le tout est très personnel, encore que ses éléments aient pu être empruntés à divers auteurs. On a montré déjà les emprunts faits à saint Anselme, à saint Augustin, à Aristote. On doit y ajouter saint Thomas, Robert Grossetête, Duns Scot. C’est même à ce dernier très probablement, ou du moins à ses disciples, qu’il a emprunté une des pièces maîtresses de son système, celle de la prédétermination divine. Pour expliquer, en effet, la connaissance que Dieu possède des futurs contingents, ce n’est pas à la thèse de l’éternité divine présente à toutes les successions du temps, à laquelle surtout fait appel saint Thomas, que recourt Bradwardine, mais, à l’exemple de Cowton, d’Alexandre d’Alexandrie, d’Antoni Andreu, de François de Meyronnes, de Guillaume d’Alnwick, d’Anfred Gontier, c’est sur la théorie scotiste des décrets déterminants et de la détermination de l’acte humain par la volonté divine, qu’il se fonde. Voir H. Schwamm, Das gôttliche Vorherwissen bei Duns Scotus und seinen ersten Anhângem. Son originalité toutefois demeure grande, dans la mesure surtout où il a poussé cette doctrine jusqu’à ses conséquences extrêmes.

Sa thèse fit sensation, si lui-même ne fit pas école à strictement parler. De son influence témoignent deux documents très nets. L’un, du domaine littéraire : Chaucer, qui, dans ses Canterbury Taies (vers 1386), ne peut s’empêcher de le mentionner et de résumer ses thèses (Nun’s Priest Taie). L’autre, d’ordre théologique : trois manuscrits parisiens de la Nationale, M. 16 408, 16 409, 16 535, se font l’écho de discussions assez vives qui se tinrent à Paris vers 1358, à ce qu’il semble, puis en 1374, et dont la doctrine de la causalité divine, de la prédestination, de la liberté humaine sous l’action de Dieu font le principal objet. Bradwardine y est cité, admiré ou combattu. On y peut relever, parmi ses partisans, un Jacques de Moret, un Etienne de Chaumont, un Simon Fréron, un bachelier des frères mineurs, sans parler de tout un traité semblable à celui que d’Argentré a cru devoir attribuer à Jean de Mirecourt, Collectio judiciorum, t. i, p. 345 sq. Ce dernier nom, comme celui de Nicolas d’Autrecourt, voir ici t. xi, col. 561-587, sont d’autres témoins de son influence profonde ; car parmi les thèses qu’ils furent obligés de rétracter à Paris, le premier en 1347, Chartul. Univ. Paris., t. ii, p. 610613, le second en novembre 1347, bien des propositions sont empruntées à Bradwardine, par exemple, pour Jean de Mirecourt ; les art. 9-17, 32-39 ; pour Nicolas, la proposition 14. On retrouve semblable inspiration dans les thèses de l’augustin Gui (faut-il dire plutôt Gilles de Medonta ?) condamnées le 16 mai 1354. Chartul. Univ. Paris., t. iii, p. 21-23.

Ceux qui s’inspirèrent de sa doctrine ne se portèrent pas tous aux extrêmes comme ceux-là. On trouve en effet dans son entourage un Richard Fitz-Ralph, le futur primat d’Armagh ; un Jean de Baconthorp, carme, son compatriote, contemporain et ami même, qui ne le suivit pas d’ailleurs en tous points ; plus tard François de Pérouse, O. M. ; et, chez les augustins, Grégoire de Rimini. Par contre Bokingham, Hugolin d’Orvieto, Aston, Braquin, plus tard Jean de Ripa, Pierre Plaoust s’opposèrent vivement à ses thèses.

Son rôle dans le mouvement des idées se ramène surtout à deux points : il a posé à nouveau, avec une acuité plus grande que jamais, le difficile problème de la conciliation de la liberté humaine et de la toute-puissance divine. À partir du De causa Dei, les discussions rebondissent et ne cessent plus guère. Il a

aussi et surtout frayé les voies aux solutions extrêmes. Son augustinisme excessif, au service duquel il a mis les ressources de toute sa dialectique et de sa métaphysique, sera repris par Wyclef et plus tard par Luther. Le premier n’a pas dû suivre les cours du Doclor profundus puisque, quand il arriva à Oxford, vers 1340, Bradwardine se trouvait sans doute sur le continent, pour revenir ensuite à Londres ; mais il connut sa doctrine et bientôt son ouvrage. Il s’en est largement inspiré pour tout ce qui était de ses thèses déterministes. On sait que Wyclef poussa plus loin, car si Ion lui le déterminisme affecte Dieu lui-même et, pour ce qui est des créatures, il prétend, sans aucune des restrictions admises par Bradwardine que le déterminisme est universel : Omnia quæ eveniunt, de necessitate eveniunt, thèse que le De causa Dei rejetait comme hérétique. L. III, c. xii. Sur certains points, par contre, Wyclef est moins absolu que son modèle quand il reprend, par exemple, la possibilité du mérite de congrue Il ne se soucie guère non plus du problème de la justification par la foi. Par contre, il rejoint Bradwardine dans la thèse que celui-ci avait énoncée sur le caractère mortel ou véniel des fautes, selon qu’elles émanent des réprouvés ou des prédestinés. Trialogus, t. III, c. v-vi.

Quant à Luther c’est, semble-t-il, par le double canal de Wyclef, d’une part, et de Grégoire de Rimini, de l’autre, qu’il peut se rattacher à Bradwardine. Ses relations avec Wyclef n’ont pas été complètement élucidées encore ; elles se trahissent à certains aveux de Luther, comme en son Assertio de 1520, où il dit que nulli est in manu sua quippiam cogitare boni aut mali, sed omnia ut Viglephi articulus Constantiæ damnalus recte docet, de necessitate absoluta eveniunt. D’autre part, Grégoire de Rimini, le Doctor authenticus, qui mourut en 1358 général des ermites de Saint-Augustin, dut, entre tous les théologiens augustiniens, exercer une influence profonde sur Luther ; d’autant plus profonde qu’au sein de l’ordre il avait moins à s’en méfier. On a vu comment Grégoire, contemporain de Bradwardine, avait admis la thèse déterministe de celui-ci, encore que sur certains points il ait atténué les rigueurs de son augustinisme et fait des concessions au semi-pélagianisme. Il est probable que, par cet intermédiaire, les doctrines de Thomas contribuèrent à l’élaboration des thèses de Luther, tout particulièrement celle du serf arbitre.

Leibniz plus tard citera Bradwardine, mais pour le combattre : « Je suis très éloigné des sentiments de Bradwardine, de Wyclef, de Hobbes et de Spinosa qui enseignent, ce semble, cette nécessité toute mathématique que je crois avoir suffisamment réfutée et peut-être plus clairement qu’on a coutume de faire. Théodicée, i, 67.

H. Savile, Introd. à l’édition du De causa Dei ; W.-T. Hook, Lives of the archbishops of Canterbury, Londres, 1865, t. iv, p. 81 sq. ; G. Lechner, De Thoma Bradwardino conunentatio, Leipzig, 1865 ; K. Werner, Der Augustinismus des spateren Mittclalters, Vienne, 1883, p. 282 sq. ; W. Stephens, dans Diction, of nat. biogr., t. vi, p. 188-190, Londres, 1886 ; S. Hahn, Thomas Bradivardinus und seine Lchrc von der menschlichen Willensfreiheit, Munster, 1905, dans Beitràge zur Gesch. der Philosophie des M.-A., t. v, fasc. 2 ; E. Portalié, Augustinisme (Développement historique de V), ici, 1. 1, col. 2536-2539 ; K. Michalski, Les courants philosophiques à Oxford et à Paris pendant le XI re siècle, Cracovie, 1922, p. 69 ; M. De Wulf, Histoire de la philosophie médiévale, 1925, t. ii, p. 220-222 ; J.-F. Laun, Recherches sur Thomas de Bradwardin précurseur de Wiclif, dans Revue d’hist. et de philos, religieuse, t. ix, 1929, p. 217-233 ; I.-J. Churchill, Bradwardine (Thomas de), dans Dictionn. d’hist. et de géogr. ecclésiastique, 1937, t. IX, col. 345 sq. ; H. Schwamm, Magistcr Joannis de Ripa… doctrina de præscientia divina, Rome, 1930 ; le même, Dos gôttliche Vorherivissen bei Scotus und seinen ersten Anhângern, Inspruck,