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THOMAS D’A QUI N : RÈGLES HE H M É N EUTIQU ES


Jean, xix, 25, situe les saintes femmes près de la croix, alors que Matthieu et Marc disent qu’elles se tenaient à distance. On pourrait penser qu’il ne s’agit pas des mêmes personnes, mais la mention expresse de Marie Madeleine dans toutes les narrations oblige à les identifier. La solution n’est pas celle de l’esprit géométrique : l’éloignement et la proximité sont des mesures relatives, Et nihil prohibet aliquod quodammodo dici longe et quodammodo dici juxta ; proches au regard, ces femmes pouvaient être localement assez loin, ou bien au début elles étaient près, puis elles se sont écartées lorsque les insulteurs sont arrivés. P. 491.

13° Interprétation prudente et indulgente. — Malgré tous ses efforts, l’exégète peut ne pas arriver à une interprétation certaine du texte, il se gardera bien de proposer sa solution comme définitive ou exclusive, et il sera accueillant à d’autres commentaires. Le principe était celui d’Augustin : Sicut ipse (Augustinus) subjungit, multipliées expositiones ipse posuit in verbis Genesis, ut sic accipiatur una expositio, quod alteri exposilioni non præjudicetur, quæ forte melior est… Sic ergo secundum quameumque opinionem potest veriias sacrai Scripluræ salvari diversimode. Unde non est coarclandus sensus sacræ Scripluree ad aliquid horum. Quodl., iv, a. 3. Cum Scriptura divina mullipliciter exponi possit, quod nulli expositioni aliquis iia præcise inhsereat, ut si cerla ralione constiterit, hoc esse falsum quod aliquis sensum Scripluræ esse credebal, id nihilominus asserere præsumit, ne Scriptura ex hoc ab infidelibus derideatur. I a, q. lxviii, a. 1.

Aussi bien, saint Thomas dans la pratique se montre-t-il toujours fort réservé dans les interprétations qu’il propose, cf. I a, q. lxxiv, a. 2, fin. Bien plus, il est accueillant à toutes les exégèses qui ne contredisent ni la foi ni le contexte. D’où cette règle : Ne aliquis ila Scripturam ad unum sensum cogère velit, quod alios sensus qui in se veritatem continent, et possunt, salva circumstantia litleræ Scripturse aptari. De pot., q. iv, a. 1. Ce n’est pas que toutes ces explications rendent compte du vrai et unique sens littéral, elles sont adaptées ; il s’agit d’une règle herméneutique qui autorise le théologien à gloser l’Écriture de bien des façons, ne serait-ce qu’en recueillant les interprétations patristiques divergentes. Il enrichit ainsi la valeur pédagogique de son enseignement essentiellement biblique.

14° Les sens spirituels. — Si les règles herméneutiques susdites ne permettent pas toujours de définir le sens littéral avec une précision rigoureuse, cette approximation est accidentelle. Au contraire, l’exégèse des sens allégoriques, moraux ou anagogiques ne peut de soi parvenir à une certitude absolue, Quodl. vu, a. 14, ad 4um ; elle n’est jamais qu’une conjecture, si bien que ces sens ne sont admis à faire preuve ni en apologétique, ibid. et Sent. Prol., q. i, a. 5, sedcont., ni en théologie, I », q. i, a. 10, ad l um. Seule l’Église peut les déterminer avec sécurité. IIa-IIæ, q. i, a. 9, 10. Il reste que le commentateur ne doit pas les négliger, et saint Thomas est le seul théologien à avoir donné aux exégètes une règle précise de leur interprétation, fondée sur la finalité progressive de la révélation :

Les quatre sens sont attribués à l’Ecriture, non pas de telle sorte qu’on doive donner de tous ses passages une quadruple exposition, mais tantôt quatre, tantôt trois, tantôt deux, tantôt un seul. Dans la sainte Écriture, en effet, il arrive surtout que ce qui doit suivre dans l’ordre du temps soit signifié par ce qui le précède, et de là vient que parfois dans la sainte Écriture, ce qui est dit au sens littéral de ce qui précède peut s’exposer au sens spirituel de ce qui viendra plus tard, tandis que l’inverse n’est pas vrai. Or, parmi toutes les choses qui sont narrées dans la sainte Écriture, les premières sont celles qui relèvent de 1* Ancien Testament, et c’est pourquoi ce qui se rapporte selon le sens

littéral aux faits de l’Ancien Testament pourra être exposé selon les quatre sens indiqués. Puis viennent en second lieu les choses qui se rapportent à l’état de l’Église présente : parmi ces choses, les premières sont celles qui concernent la tête (le Christ), lesquelles ont rapport à ce qui regarde les membres (les fidèles), car le vrai corps du Christ lui-même et ce qui s’est produit en lui sont la figure du corps mystique et de ce qui s’y passe, de telle sorte que nous devons prendre l’exemple de nos vies sur le Christ lui-même. Enfin dans le Christ nous est préfigurée la gloire future. De tout cela, il résulte que ce qui est dit au sens littéral du Christ, notre tête, peut être interprété et allégoriquement, en le référant à son corps mystique, et moralement, en le référant à nos actes qui doivent être réformés à son exemple, et anagogiquement en tant que dans la personne du Christ nous est montré le chemin de la gloire. Au contraire, ce qui est dit de l’Église au sens littéral ne peut pas être exposé allégoriquement, à moins peut-être qu’on interprète ainsi ce qui est dit de l’Église primitive, pour l’appliquer à l’état postérieur de l’Église actuelle. Mais on peut donner de ces faits une interprétation morale et anagogique. D’autre part, ce qui est présenté au sens littéral, comme appartenant à la conduite morale n’est pas habituellement exposé autrement que selon le sens allégorique. Enfin ce qui, au sens littéral, relève de l’état de gloire, ne s’expose d’ordinaire en aucun autre sens, pour cette raison qu’il n’est pas la figure d’une autre chose, mais qu’au contraire tout le reste le figure. Quodl., vii, a. 15, ad 5°".

Ainsi, et c’est une innovation considérable, on ne peut plus appliquer légitimement n’importe quel sens spirituel à un texte de l’Écriture. C’était fermer la voie aux débauches d’imagination de Raban Maur et de ses successeurs. Même pour des fins spirituelles l’exégète devra s’astreindre à suivre une méthode rationnelle et demeurer fidèle aux exigences d’une technique scientifique. N’était-ce pas porter un coup fatal à l’exégèse allégorique ? Le fait est qu’elle ne fera plus que décliner. D’autant plus que saint Thomas affirme que toute vérité enseignée par un sens spirituel se trouve exposé ailleurs en clair par le sens littéral : Nihil est quod occulte in aliquo loco sacrse Scriptural tradatur quod non alibi manifeste exponatur, unde spiritualis expositio semper débet habere fulcimentum ab aliqua litlerali expositione sacrée Scriptural, et Un viletur omnis erroris expositio. Quodl., vii, a. 14, ad 3um. Dès lors, si l’exposé des sens spirituels demande au préalable une critique du sens littéral, pourquoi ne pas s’attacher uniquement à celui-ci qui contient toute vérité et toute mystique, de la façon la plus claire, manifeste, et qu’une saine exégèse permettra d’assimiler en toute sécurité ?

VIII. Conclusion.

L’exégèse de saint Thomas d’Aquin est essentiellement celle d’un théologien qui cherche à dégager des textes bibliques toute leur valeur doctrinale possible. La place, à notre avis considérable, qu’il occupe dans l’histoire de l’herméneutique, tient moins à la méthode qu’il aurait employée et aux résultats auxquels il serait parvenu — encore que les modernes le citent encore comme une autorité

— qu’à sa parfaite mise au point des tendances et de l’acquis de ses devanciers. Il a hérité du culte pour le sens littéral de l’école de Saint-Victor et aussi de saint Albert ; il croit à la valeur profonde de l’interprétation spirituelle, car jamais la meilleure exégèse du monde ne sera exhaustive de tout le sens religieux mis par Dieu sous chaque mot de sa révélation : Auctor principalis sacræ Scriptura ; est Spiritus sanctus, qui in uno verbo sacrée Scripluree intellexit multo plura quam per expositores sacræ Scripluræ exponantur vel discernantur. Quodl., vii, a. 14, ad 5 UDI. Mais le génie de saint Thomas a été. d’une part, de modérer l’exubérance sans contrôle et finalement sans fruit des interprétations allégoriques en définissant les règles de leur discernement et le mode de leur rattachement à la lettre et au contexte ; et, d’autre part, de pratiquer lui-même une exégèse littérale toute de pénétration et de