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THOMAS D’AQUIN : CARACTÈRES DE SON EXÉGÈSE


marque l’une de leurs plus nettes originalités vis-à-vis des « expositions » antérieures. À l’inverse des chaînes et des gloses qui s’attachaient seulement à l’explication des mots difficiles ou de tel passage isolé, les exégètes du xiiie siècle suivent la pensée même de l’auteur inspiré, péricope par péricope, en fonction d’un thème général dont la lumière éclaire le sens des énoncés de détail. Le chef-d’œuvre du genre pourrait bien être le commentaire de saint Thomas sur Job, qui est un exposé théologique du problème de la Providence et du mal. S’il était réservé à l’âge moderne de donner toute sa perfection à l’exégèse de la lettre, grâce à son érudition philologique et historique, un des apports les plus précieux du xiir 2 siècle à l’histoire de l’interprétation est ce souci de retrouver l’inspiration dominante des livres sacrés, ce que l’auteur a voulu dire — ce qu’on appelait alors Vintentio auctoris — en d’autres termes : son enseignement ou sa doctrine, ce qui s’obtient autant, sinon davantage, par une vue d’ensemble de l’ouvrage que par l’exégèse de détail.

Au xiie siècle, l’usage était de définir un livre par sa matière, son mode, son utilité et l’intention de l’auteur. Ces rubriques analytiques se retrouvent au xme siècle, notamment chez Etienne Langton, Albert le Grand et Thomas d’Aquin, mais chez ces deux derniers se trouve en outre une formule nouvelle, philosophique, celle des quatre causes, plus rigoureuse que l’ancienne et qui sera exclusivement employée par Bonaventure. C’est ainsi que dans l’introduction à chaque épître paulinienne, saint Thomas traite toujours de la matière ou sujet de l’épître ; I Cor., par exemple traite des sacrements, Marietti, t. i, p. 220 ; Col., de l’unité à garder contre les hérétiques, ibid., t. ii, p. 113-114 ; I Tim., de l’instruction des prélats, p. 183 ; Hebr., de l’excellence du Christ, tête del’Église. P. 287-288. Parfois le commentateur précise l’intention, II Thess., p. 168 et l’utilité, Tit., p. 259, terme que saint Thomas emploie de préférence à intention ou un. Mais dans l’introduction générale au Corpus paulinien, il distingue : Auteur, matière, mode ou forme, utilité. T. i, p. 3. C’est la même classification qu’il adopte dans l’introduction aux Psaumes, éd. Vives, t. xviii, p. 228, aux Lamentations, t. xix, p. 199, et à Jérémie : L’auteur est un prophète de Dieu, la matière est la captivité du peuple ; le mode est prophétique, l’utilité ou la fin est de bien vivre et de parvenir à la gloire de l’immortalité. T. xix, p. 66-G7. Et, dans la préface de l’épître aux Éphésiens, saint Thomas distingue : la cause efficiente, Paul ; la cause finale, confirmer l’unité ; la cause matérielle, les Éphésiens ; la cause formelle, le plan de l’Épître. Marietti, t. ii, p. 2.

Comme caractère dialectique de l’exégèse de saint Thomas et de son siècle, il faut encore signaler la facture stéréotypée des prologues. Chaque commentaire, en effet, est précédé de trois préfaces. La première ou procemium est une analyse allégorique d’un texte biblique, placé en exergue, servant d’épigraphe — on disait alors de thème — et qui est censé s’appliquer exactement au livre à commenter. Suivait la transcription du prologue de saint Jérôme sur ce livre, contenant quelques précisions historiques sur son auteur, sa date et les circonstances de sa composition ; enfin une troisième et courte préface commentant ce prologue hiéronymieu sans guère y ajouter de données nouvelles. C’est ainsi que sont régulièrement introduits les commentaires de saint Thomas sur les Psaumes, L ; iïe et Jérémie.

Exégèse théologique.

La préoccupation dominante

de saint Thomai et de ses contemporains est de rtfgngW du texte biblique des enseignements relatifs au dogme et à In morale. Ce caractère essentiellement théologique est certainement le plus spécifique de

l’exégèse du Docteur angélique qui ne s’intéresse, peut-on dire, aux Livres saints que dans la mesure où ils ont une portée doctrinale. S’il met en œuvre quelques rudiments de connaissances philologiques, s’il se soumet parfois aux exigences de la critique textuelle, surtout s’il s’applique à dégager le vrai sens littéral, c’est uniquement dans la mesure où ces efforts sont nécessaires et féconds pour élaborer une théologie biblique source de sa théologie scolastique. Maître en théologie, commentant l’Écriture, saint Thomas voit dans l’exégèse une science annexe de la théologie. A ce titre, il a joué un rôle décisif dans l’histoire de l’interprétation de l’Écriture. Alors que le xir 3 siècle et encore en grande partie le xiii c identifient théologie et Écriture, — saint Bonaventure écrira encore : Sacra Scriptura sie theologia (Breviloquium, pars I, c. i) — le Docteur angélique, autant par l’esprit et la méthode de ses commentaires que par la perfection de sa théologie a contribué plus que tout autre à la dissociation de ces deux disciplines. Par sa recherche attentive et constante du sens littéral propre, il tend à constituer, l’un des premiers avec Albert le Grand, l’exégèse en discipline autonome, mais par ailleurs il distingue nettement l’exploitation rationnelle de ce donné révélé en science théologique ; celle-ci étant issue de celui-là. Si bien qu’au siècle suivant ces deux courants divergent de plus en plus et aboutissent à une scission complète ; celui de la théologie scripturaire représenté par Ptolémée de Lucques et Maître Eckhart, celui de l’exégèse proprement dite par Nicolas de Lyre. Or, il est remarquable que ces trois auteurs soient en très étroite dépendance de saint Thomas qu’ils transcrivent souvent ad verbum.

1. Solution des « difficullates ». — Cette étape que marquent les ouvrages scripturaires de saint Thomas dans l’histoire de l’herméneutique peut être envisagée sous plusieurs aspects. Tout d’abord le texte sacré continue à susciter devant la raison des difficultés que le théologien s’emploie à résoudre. Saint Thomas les introduit ordinairement par ces formules : Hic oritur dubitatio, In Joa., c. iv, lect. 6, ꝟ. 44, Marietti, p. 139 ; Hic oritur quæstio, ibid., c. i, lect. 14, ꝟ. 33, p. 64 ; Hic est duplex quæstio, ibid., c. iii, lect. 1, ꝟ. 4, p. 97 ; c. xv, lect. 5, ꝟ. 23, p. 416 ; Hic est triplex quæstio, ibid., c. vi, lect. 5, ꝟ. 44, p. 193 ; ou encore : Potest aliquis quærere, cum Verbum sit genilum a Pâtre, quomodo possit esse Patri coœternum. Ibid., p. 13.

Or, ces problèmes ne sont pas accidentels à l’exégèse. Dans l’approfondissement rationnel du donné révélé, le commentateur aboutit nécessairement à une interprétation théologique du sens littéral, si bien que l’on passe de la théologie biblique à la théologie proprement dite par des transitions insensibles, celle-ci n’étant que l’explication et la systématisation de cellelà. C’est ainsi que chez saint Thomas le commentaire de Rom., i, 17, amène un exposé de)’habitus de foi, Marietti, p. 19-20 ; celui de i, 20 : « de telle sorte qu’ils soient inexcusables », donnera toutes précisions utiles sur l’ignorance diminuant le volontaire, p. 23 ; ceux de i, 29-31 sur le catalogue des vices, p. 29-30, et de iv, Il sur le signe de la circoncision, p. 60-62, analysent le donné révélé en fonction de la théologie scolastique. À telles enseignes que l’on retrouve dans les commentaires scripturaires la même doctrine, identiquement formulée que dans les ouvrages de pure théologie. Par exemple le problème du salut des infidèles, II » - II", q. ii, a. 5, ad l um ; De verit., q. xiv, a. 1 1, ad 2um ; et Ad Rom., c. x, lect. 3, p. 151 ; l’amour du prochain, II’-II », q. xxv.a. 8 ; De virt., q. ii, a. 8, et Ad Ilom., c.xii, lect. 3 ; le destin, Cont. Crut., t. III, c. xcm ; Quodl., xii, a. 4, et In Matili., ii, 2, p. 31 ; l’acception des personnes, 1P-II", q. lxiii, a. 1, et Ad Rom., c. II, lect. 2, p. 37, etc.