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THÉOLOGIE. L’APPORT RATIONNEL


dans la théologie scolastiquc ; qu’on pense seulement à la reprise des notions de personne, de relation, de conversion substantielle, de subsistence, de verbe mental : les deux dernières, qui sont d’authentiques notions philosophiques, n’ont été dégagées, au bénéfice de la philosophie, que sous la pression du travail théologique et pour ses besoins ; quant à la première, on sait quelles rectifications et quelles précisions elle doit à sa destination théologique. De telles reprises seraient un scandale pour le philosophe qui voudrait n’être que philosophe ; elles sont, en théologie, la conséquence de la souveraineté de la foi. Pour le dire en passant, c’est à ce rôle de la foi vis-à-vis de la philosophie, que nous devons en grande partie la « philosophie chrétienne », au sens où cette expression désigne un certain nombre de problèmes, d’attitudes, de concepts et de certitudes qui ont été acquises à la philosophie. Les textes du magistère catholique ont souvent insisté sur ce bénéfice de certitude et cette plus-value de précision que la raison humaine reçoit de ce service de la foi.

Nous pouvons maintenant répondre aux difficultés qui représentent la forme classique de notre problème.

Il n’y a pas subalternation de la théologie à la philosophie car, dans la théologie de forme rationnelle, ce qui est donné de foi juge et mesure ce qui est emprunt philosophique et, loin de se subordonner à lui, se le subordonne à soi-même. S. Thomas, Sum. Iheol., I », q. i, a. 5, ad 2um ; a. 6, ad l um et 2um ; In Boet. de Trin., q. ii, a. 3. D’autre part, la théologie reste une science une, caractérisée par un médium demonstrationis un. Les prémisses du raisonnement théologique, en effet, sont coordonnées l’une à l’autre pour inférer la conclusion. La notion analogique de raison a en effet été prise, travaillée, mesurée et finalement approuvée et adoptée par la notion analogique de foi. De la sorte on n’a pas, dans l’argument théologique, un terme de foi, un terme de raison et un produit théologique, mais un terme de foi assumant vitalement et assimilant du vrai rationnel pour porter, grâce à lui, l’analogie révélée à un état rationnel et scientifique et constituer avec lui un unique analogue de foi. Ainsi : 1. il n’y a pas quatre termes dans l’argument théologique ; 2. les deux prémisses de cet argument forment un unique médium de démonstration dans lequel toute la détermination vient de la foi et qui est donc, comme le dit Cajétan, divino lumine fulgens, cf. In / am, q. i, a. 3, n. iv ; la conclusion du raisonnement théologique se résoud dans l’unique causalité de ce médium que sont les prémisses organisées et coordonnées pour son inférence ; toute la lumière lui vient de la prémisse de foi. La théologie est vraiment le développement scientifique de la foi, la science de la foi.

Tout ceci a été exposé par Jean de Saint-Thomas, In / » " partem, q. i, disp. II, a. 6, n. 1, 10-17, 22-24 (éd. deSolesmes, p. 369-374) ; a. 7, n. 18 sq. (p. 381) ; a. 9, n. 6, 11-13 (p. 391, 393) ; cf. Logica, II » pars, q. xxv, a. 1, ad 3, éd. Reiser, p. 777 ; cf. ici l’art. Dogmatiquk, t. iv, col. 1525-1526.

Conséquences.

Ces conséquences vont toutes

à assurer effectivement la primauté du donné de foi et le rôle instrumental de l’apport rationnel. Notons les quatre points suivants :

1. Le théologien devra avoir une conscience très vive du fait qu’il n’y a réellement qu’un monde de pensée comme un seul monde de réa.ité et que la foi se subsume le savoir rationnel, comme l’être surnaturel le fait pour ce qui est des réa.ités naturelles. Foi et raison, surnature et nature sont distinctes, mais pas néanmoins comme deux quantités de même genre et extérieures l’une à l’autre. Le monde de la foi est le « tout » du monde de la raison ; il l’englobe et le déborde. K. Eschweiler, Die zwei Wege, p. 37 sq., 238 ; L. Char ger, Essai sur le problème théol., p. 84 sq. C’est pourquoi il ne faut pas prendre les choses et les vérités de la foi pour de simples cas, de simples applications des lois générales du monde naturel, qui trouveraient dans ces lois leur explication.

2. Au delà de toute construction, si satisfaisante soit-elle, le théologien devra garder un sens très aigu de la transcendance et du mystère. Nos idées humaines peuvent bien nous aider à mieux nous représenter ce que c’est, pour le Christ, que d’être roi, par exemple ; mais le mode propre et positif dont il est loi nous échappe en son unité indivisible, et demeure un mystère. Ainsi la théologie peut-elle, comme science humaine de la foi, prendre de la réalité mystérieuse révélée une vue qui tend à être de plus en plus précise ; mais ce qui fait le point le plus propre du mystère lui échappe et se refuse à être élucidé par l’emploi des analogies humaines. On définit avec précision le lieu du mystère, mais on n’éclaircit pas celui-ci.

Ici encore, saint Augustin représente, pour le théologien, un exemple digne d’être médité : lui qui a écrit que si l’on parle en Dieu de trois personnes, « c’est moins pour dire quelque chose que pour ne pas ne rien dire », De Trin., t. V, c. ix, P. L., t. xlii, col. 918 ; lui qui a écrit également que ce qu’on a déjà trouvé et compris de Dieu invite à une nouvelle et perpétuelle recherche. Ibid., t. XV, c. ii, col. 1057-1058. Sur ce sens du mystère chez le théologien, cf. A. Gardeil, Le donné révélé, p. 144-150 ; R. Garrigou-Lagrange, Le sens du mystère et le clair obscur intellectuel, Paris, 1934 ; La théologie et la vie de la foi, dans Revue thomiste, 1935, p. 492-514 ; L. Charlier, Essai sur le problème théologique, p. 153-158.

3. En théologie, le donné est totalement régulateur. Le théologien ne construit pas à partir de ses concepts un monde où l’esprit n’est arrêté par rien qui soit étranger à son propre jeu et aux déterminations idéologiques nécessaires, mais il se réfère à un donné reçu du dehors. Cette dépendance exige du théologien une attitude de totale soumission et de radicale pauvreté ; cf. M.-J. Congar, Saint Thomas serviteur de la vérité, dans Vie spir., mars 1937, p. 259-279. Elle implique qu’en chacune de ses démarches, le système idéologique que le théologien construit, soit cri’iqué et assoupli en référence à tous les éléments du donné, eux-mêmes appréciés selon leur valeur respective. En certaines questions surtout, comme en matière sacramentelle, qui sont autant des « institutions » que des dogmes, la référence au fait doit être constante, le plus petit fait devant être respecté et engageant à assouplir la théoiie si celle-ci s’avère trop étroite ou tiop rigide pour en rendre compte. Sur cette docilité du « construit » à l’égard du « donné », cf. M.-D. Chenu, Position de la théologie, dans Revue des sciences philos, et théol., 1935, p. 243-245, et, sur le sens de l’Église et du magistère qui en est la condition, L. Charlier, op. cit., p. 158-164.

4. Enfin, il sera encore de l’humilité et de la soumission de la science théologique d’accepter un donné dont tous les éléments sont loin d’être de niveau avec les exigences de l’esprit en fait de précision conceptuelle. La Révélation est faite en un style imagé, dont M. Penido a précisé, si l’on peut dire, le statut épistémologiquc sous le nom d’ « analogie métaphorique » ou « analogie de proportionnalité impropre ». Le rôle de l’analogie en théologie dogmatique, p. 42 sq., 99 sq. C’est ainsi que le Christ nous est révélé comme « agneau de Dieu », ou « tête de l’Église », que l’Église elle-même l’est comme « épouse du Christ », « vigne du Seigneur », etc. La perfection commune aux deux termes métaphoriquement analogiques n’est pas formellement en tous les analogues, l’analogie métaphorique exprime une équivalence d’effets, non pas directement