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THÉOLOGIE. SAINT BONAVKNTURE


La première lumière reçue de Dieu est celle de la raison. Seulement, lorsqu’il envisage non plus la distinction de droit, mais les possibilités concrètes de la raison, il en marque sévèrement les limites : car, en son état actuel, l’homme ne peut, par la seule raison, connaître les vérités supérieure 1 ;. Aussi Bonaventure a-t-il, de la façon la plus explicite, marqué son refus d’une philosophie séparée, d’une efficacité de la raison au regard des vérités spirituelles : ce fut là son motif d’opposition au « naturalisme d’Albert » et de Thomas d’Aquin. Cela n’empêche pas que la philosophie ne soit le premier pas vers la sagesse. Le désir de la sagesse qui la suscite ne pourra être satisfait que par la grâce et la foi, mais l’homme ne doit pas pour cela manquer d’y répondre et d’aller, dans sa recherche, aussi loin qu’il lui sera possible.

Dans l’ordre de la grâce et de la sagesse chrétienne, le mouvement vers la possession parfaite de la sagesse, c’est-à-dire vers l’union parfaite avec Dieu et vers la paix, est marqué par trois étapes ou degrés : le degré des vertus, où la foi nous ouvre les yeux pour nous faire retrouver Dieu en tout, le degré des dons et enfin celui des béatitudes. Or, les actes des vertus, des dons et des béatitudes sont respectivement définis par : Credere, intelliyere crédita, videre intellecta. Brevil., part. V, c. iv, t. v, p. 256 ; Sermo IV de rébus Iheol., n. 1 et 15, t. v, p. 567 et 571 ; In III™ Sent., dist. XXXIV, p. 1, a. 1, q. i, t. iii, p. 737. Il y a donc, sur la base de la foi et tendant à un état d’union et de connaissance parfaites, une activité ù’intelligere qui relève de l’illumination des dons, plus spécialement des dons de science et d’intelligence.

Cette intelligence des mystères, objet de la théologie, est donc pour Bonaventure une étape intermédiaire entre le simple assentiment de la foi et la vision. Elle s’applique à l’objet de la foi, mais en y ajoutant quelque chose ; elle concerne, en effet, le credibile prout transit in rationem intelligibilis per addilionem rationis. Sent., proœm., q. i, sol., t. i, p. 7 ; ad 5um et 6um, p. 8 ; cf. Brevil., part. I, c. i, t. v, p. 210. Aussi cette intelligence des mystères, fruit du don d’intelligence et, subsidiairement, du don de science, suit-elle un mode rationnel, cognitio collativa. Sermo IV de rébus theol., n. 1, t. v, p. 568 ; modus ratiocinativus sive inquisilivus, In Sent., proœm., q. ii, sol., t. i, p. Il ; per discursum et inquisilionem, In III am Sent., dist. XXXIV, p. 1, a. 2, q. iii, t. iii, p. 751.

Bonaventure dit du don d’intelligence que multis laboribus habetur, In Hexæm., coll. iii, n. 1, t. v, p. 343 ; il affirme qu’on s’y dispose et que la nature et l’expérience y collaborent avec l’illumination divine. De donis Spir. Sancti, coll. viii, n. 1 sq. et 12 sq., t. v, p. 493 sq. Mais, si la nature y collabore, son développement ne s’opère cependant pas selon les lois des autres sciences, Brevil., prol., t. v, p. 201 ; c’est une science qui est le fruit, en nous, d’une illumination surnaturelle : Theoloqia, ianquam scienlia supra [idem fundata et per Spiritum Sanclum revelata… ibid., et § 3, p. 205 ; scientia philosophica et theologica est donum Dei, De donis Spir. Sancti, coll. iv, n. 4, t. v, p. 474 (à propos du don de science). La théologie, pour saint Bonaventure, est un don de Dieu : un don de lumière, certes, descendant du Père des lumières, mais non un don purement intellectuel : elle suppose non la foi nue, mais la foi vive, la prière, l’exercice des vertus, la tendance à une union de charité avec Dieu.

Nous touchons là à un point essentiel, où la théologie de Bonaventure et celle de Thomas d’Aquin se distinguent nettement. Pour celui-ci, la théologie est le rayonnement, dans la raison humaine comme telle, des convictions de la foi et la construction de ces convictions par la raison du croyant, selon le mode qui est connaturel à cette raison. Elle se fait, comme

toute chose, sous la motion de Dieu et elle a pour racine la foi surnaturelle : mais, par elle-même, elle est une activité de la raison. La sagesse qu’est la théologie se distingue du don infus de sagesse, lequel fonde une connaissance de mode expérimental et affectif ; elle est une sages’c intellectuelle, acquise par l’effort, qui s’attache à comprendre et à reconstruire intellectuellement l’ordre des œuvres et des mystères de Dieu, en les rattachant au mystère de Dieu lui-même.

Pour Bonaventure, la matière de cette sagesse peut bien être la même ; le sens du mouvement est différent. La théologie comporte bien aussi une synthèse dynamique de la foi et de la raison ; mais plutôt qu’une expression de la foi dans la raison, de la lumière révélée dans l’intellect humain, elle est une réintégration progressive de l’homme intelligent et de tout l’univers connu de lui dans l’unité de Dieu, par amour et pour l’amour. Elle est une réalisation, plus parfaite que celles qui précèdent, moins parfaite que celle à laquelle l’âme aspire encore, de la lumière et de la grâce de Dieu. Sans éliminer l’activité et l’effort de l’homme, elle s’identifie aux dons infus du Saint-Esprit. Il ne s’agit plus tant de reconstruire par l’esprit l’ordre de la sagesse de Dieu, que de reconnaître cet ordre, afin de s’en servir pour monter à Dieu et, plutôt que de le connaître, de ie réa’.iser en soi. Cf. plus particulièrement Itiner., e. iii, n. 3 et 7, t. v, p. 304-306 ; c. iv, n. 4 et 8, p. 307 et 308 ; c. vii, n. 6, p. 313.

Dès lors, on peut s’attendre à ce que la connaissance des créatures qui entre dans la constitution de la théologie ne soit pas considérée et requise de la même manière chez Bonaventure et chez Thomas d’Aquin. Pour celui-ci, c’est la connaissance scientifique et philosophique des lois et de la nature des choses, à base d’expérience sensible, qui entre dans la construction objective elle-même de la théologie. Pour Bonaventure, notre connaissance de Dieu n’est pa^ dépendante, en sa source, de la connaissance des créatures par les sens ; elle n’a besoin de celle-ci que pour s’étoffer et, pour ainsi dire, se nourrir, en demandant aux créatures simplement une occasion de lui rappeler Dieu et un moyen d’en mieux réaliser la révélation intime. C’est pourquoi, bien que la théologie se constitue grâce aux deux dons de science et d’intelligence, cependant elle réside principalement dans l’usage du don d’intelligence, qui regarde vers le haut, et moins dans l’usage du don de science, qui regarde les créatures sensibles. Le domaine propre de la théologie n’est pas l’intelligence des choses spirituelles qu’on peut avoir par la connaissance des choses sensibles qui en sont les symboles ou par celle de la nature des choses, objet de la philosophie, à quoi est ordonné le don de science, In III™ Sent., dist. XXXV, a. 1, q. iii, ad l um, t. iii, p. 778 ; son domaine propre est l’intelligence des choses de Dieu qu’on peut avoir par un bon usage des intelligibles, à quoi est ordonné le don d’intelligence.

Aussi, pour Bonaventure, l’usage de la philosophie reste, pour le fond, extrinsèque à la constitution des objets révélés en objets d’intelligence, qui est l’œuvre de la théologie. Nous retrouvons ici ce que nous avons déjà touché plus haut à propos de l’augustinisme : une manière de considérer les créatures dont le Docteur séraphique a fait la théorie dans le De reductione artium ad theologiam, qu’il a lui-même mise en œuvre dans l’Itinerarium, et qui consiste à exciter en nous la. onnaissance spirituelle de Dieu en prenant occasion et matière de tout ce que les créatures nous offrent comme image et miroir de lui. Certes, les sciences profanes serviront à la théologie, mais celle-ci en fera une utilisation, en somme, assez extrinsèque ; elle ne reçoit, au fond, que de son donné propre et le livre des créatures ne lui apprend rien. Ce n’est pas la connaissance des