Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.1.djvu/201

Cette page n’a pas encore été corrigée

387

    1. THÉOLOGIE##


THÉOLOGIE. SAINT THOMAS

388

spective augustinienne, considérera-t-on les choses non dans leur pure essence, mais dans leur référence à la fin dernière, dans leur état concret, dans l’usage qu’en fait l’homme du point de vue de son retour à Dieu ; ainsi la nature ne sera-t-elle pas distinguée de son état concret d’impuissance à l’égard du bien et d’incertitude à l’égard du vrai, dont les chrétiens ont l’expérience. De même, si « connaître les choses, c’est déterminer l’intention de leur premier agent, qui est Dieu », on considérera les choses dans leur relation au vouloir de Dieu, qui les fait ce qu’il veut et en use comme il veut. Du point de vue de la connaissance du monde, le miracle est aussi vrai et aussi normal qu’un ordre naturel : en un sens, tout est signe et tout est miracle. Chez les augustiniens nominalistes, nous retrouverons, dans cette ligne, un développement de la considération de la potentia absoluta qui entrera dans leur critique de la théologie de saint Thomas.

Pour celui-ci, au contraire, et pour Albert le Grand son maître, s’il est vrai de dire que toute chose a rapport à la fin dernière, c’est-à-dire à Dieu, c’est sous le rapport de la cause finale, sous celui de la causalité exemplaire, c’est-à-dire d’une cause formelle extrinsèque ; ce n’est pas sous le rapport de la forme même par laquelle l’être, proprement, existe. Les choses ont leur nature propre qui ne consiste pas dans leur référence ou leur ordre à Dieu. Ainsi, s’attachant à ce que les choses sont en elles-mêmes, on considérera en elles la nature, le quid, en distinguant cette forme du mode ou de l’état concret ou encore de l’usage ou de la référence à une fin. Les choses, dans cette perspective, et singulièrement la nature humaine, restent ce qu’elles sont sous les différents états qu’elles revêtent et, par exemple, sous le régime de la chute comme en régime chrétien. À la considération de ce que sont les choses, répond la distinction thomiste entre les principia naturee et le status ; cf. In II" m Sent., dist. XX, q. i, a. 1 ; Sum. theol., Ia-IIæ, q. lxxxv, a. 1 et 2. Ce n’est pas que des augustiniens comme saint Bonaventure méconnaissent la distinction entre la nature et son état, mais ils se refusent à traiter comme une connaissance valide celle de la nature pure, en soi, et à théologiser sur de pures formes, dégagées de leur état concret. Chez saint Thomas, au lieu d’une considération plus ou moins globale des choses du point de vue de la cause première et de la fin ultime, on aura une considération formelle et propre, du point de vue des choses elles-mêmes. C’est à l’égard de cette nature des choses qu’on définira le miracle, l’usage miraculeux des êtres créés par Dieu n’ayant plus à entrer en considération du point de vue d’une connaissance de cette nature des choses. On aura, non plus une dialectique des interventions de Dieu et de la potentia absoluta, mais une contemplation de la hiérarchie des formes sous la sagesse ordonnée de Dieu.

Si l’on se place au point de vue de la connaissance, dans la ligne augustinienne, la connaissance vraie des choses spirituelles est aussi amour et union. De plus, la vérité de la connaissance vraie ne lui vient pas de l’expérience et de la connaissance sensible, qui n’atteint que des reflets, mais d’une réception directe de lumière venant du monde spirituel, c’est-à-dire de Dieu. C’est la théorie de l’illumination. Or, cela est très important pour la notion de théologie, pour la distinction entre philosophie et théologie et pour l’usage du savoir « naturel », en science sacrée. Dans cette perspective, entre l’illumination de la connaissance naturelle et celle de la foi il y a approfondissement dans le don de Dieu et secours nécessaire, mais aussi quelque continuité. Une théorie de l’illumination invite à supprimer pratiquement toute barrière entre la philosophie et la théologie et à ne concevoir la première que comme une préparation relative à la se conde. Cette liaison entre ces diverses positions s’observe tout au cours de l’histoire des rapports entre la raison et la foi ; cf. Th. Heitz, Essai historique sur les rapports de la philosophie et de la foi de liérenijer de Tours à saint Thomas d’Aquin, Paris, 1909, p. xi, 22, 23, 38, 44, 62, 82, 83, 87, 108 sq., 120 sq.

Saint Thomas travaille sous le régime, spécifiquement aristotélicien, de la distinction entre l’ordre de l’exercice et celui de la spécification. Pour lui, les choses sont l’objet ligitime d’un connaître purement spéculatif. Le connaître vise les choses en elles-mêmes, chacune pour ce qu’elle est ; et c’est des sens qu’il reçoit son contenu, étant capable de capter ce que, par eux, les choses présentent d’intelligible, grâce à une lumière qui, donnée par Dieu, ne laisse pas d’être vraiment nôtre et de se trouver en nous comme une puissance permanente. Cf. S. Thomas, Quæst. disp. de spirilualibus creatnris, a. 10, ad 8um. Ce texte est célèbre ; mais on n’a pas encore remarqué que le traité de méthodologie de Vin Boct. de Trinitate commence, q. i, a. 1, par un article où saint Thomas met au point la question de l’illumination, en précisant les conditions différentes de la lumière infuse de la foi et de la lumière naturelle, et la manière dont l’une et l’autre doit être référée à Dieu. Ainsi, dans la perspective albertino-thomiste, la lumière naturelle et la lumière surnaturelle n’étant pas considérées seulement par rapport à une source unique, mais par rapport à une nature définie, leur distinction est beaucoup plus ferme et beaucoup plus effective. Cf. C. Feckes, Wissen, Glauben und Glaubenswissenschalt nach Albert dem Grossen, dans Zeilsch. f. kalhol. Theol., t. liv, 1930, p. 1-39.

Enfin, si nous considérons l’utilisation en théologie des sciences et de la philosophie, nous voyons qu’en régime augustinien leur statut suit le statut des choses elles-mêmes. Comme celles-ci ne valent que dans leur rapport à Dieu, les sciences n’apporteront pas à la sagesse chrétienne une connaissance de la nature des choses en elle-même, mais des exemples et des illustrations ; elles ont une valeur symbolique pour aider à l’intelligence de la vraie révélation, laquelle vient d’en haut et est spirituelle. Ceci nous fait comprendre encore en quel sens les augustiniens parleront de la philosophie ancilla theoloyiæ : les sciences n’existent que pour servir et on ne leur demande que de servir, non d’apporter quelque vérité en leur nom propre. Tel est bien le sens de l’expression, par exemple, dans les lettres de Grégoire IX et d’Alexandre IV à l’université de Paris. Chartular. univ. Paris., t. i, p. 114-116, 143-144, 343.

Pour Albert le Grand et saint Thomas, les sciences représentent une véritable connaissance du monde et de la nature des choses, qui ont leur consistance et leur intelligibilité propres, et cette connaissance est valable même dans l’économie chrétienne. Aussi les sciences ont-elles, dans leur ordre, une véritable autonomie d’objet et de méthode, comme elles comportent, dans leur ordre, leur vérité. Dans cette perspective, l’expression d’ancilla theologiæ, que saint Thomas emploie lui aussi, Sum. theol., I 1, q. i, a. 5, ad 2° iii, a un sens assez différent de son sens primitif augustinien, car « pour mieux s’assurer les services de son esclave, la théologie vient de commencer par l’affranchir ». Gilson, Et. de philos, med., p. 114.

Pour l’ensemble de ce paragraphe : É. Gilson, Pourquoi S. Thomas a critiqué S. Augustin dans Arch. d’Ilisl. Uoctr. et litlér. du Moyen Age, t. i, 1926, p. 5-127 ; A. Gardait, S. Thomas et l’illuminisme augustinien, dans Hcuue de philos., 1027, p. 108-180 ; J.-M. Bissen, L’excmplarisme dioin selon S. Bonauenlure, Paris, 1929 ; É. Gilson, Éludrs de philosophie médiévale, Strasbourg, 1921, p. 1-29 ; 3U-3U ; 76-124 ; A. Forest, La structure métaphysique du concret