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THÉOLOGIE. SAINT THOMAS


elle marque une orientation décisive, quoi qu’il en soit des interprétations assez divergentes que les commentateurs ont données de la pensée du maître.

Saint Thomas a traité trois fois de la méthode théologique : dans le prologue du Commentaire sur les Sentences (1254), dans le commentaire sur le De Trinilate de Boèce, q. il ; enfin dans la Somme théologique, I », q. i (vers 1265). À ces textes majeurs s’en ajoutent d’autres et en particulier Contra Genliles, t. I, c. mix ; t. II, c. ii-iv ; t. IV, c. i (1259) ; Sum. theol., I », q. xxxii, a. 1, ad 2um ; Ila-II 3 ", q. i, a. 5, ad 2um ; QuodL, iv, a. 18 (1270 ou 1271).

Voici, en bref, nos conclusions : 1. Saint Thomas n’a pas changé la manière, reçue de saint Anselme, d’Abélard et de Guillaume d’Auxerre, de concevoir le rapport du travail théologique au révélé : la théologie est pour lui la construction rationnelle de l’enseignement chrétien lui-même. 2. Mais il a transformé le rendement et l’apport de la raison dans ce travail, parce que, grâce à Aristote, la raison, chez lui, est autre chose qu’avant lui. File connaît une nature des choses et a une philosophie. 3. Ce qui, d’ailleurs, ne va pas sans engager des présupposés et sans poser des problèmes dont l’ensemble représente bien, pour la théologie, une nouveauté et une occasion de crise.

1. Saint Thomas n’a pas changé le rapport du travail théologique au révélé. — C’est ce que nous verrons dans la théorie qu’il a proposée de la théologie ; dans l’exercice qu’il en a fait ; à titre de confirmatur, dans ce qu’en ont dit ses disciples immédiats.

a) La théorie de saint Thomas. — La première question de la Somme débute par un article où saint Thomas établit qu’il est nécessaire (d’une nécessité hypothétique, mais absolue) que, élevé à l’ordre surnaturel, l’homme reçoive communication d’autres connaissances que les connaissances naturelles. Cette communication, c’est celle de la Révélation, c’est-à-dire celle de la doctrinu fidei, ou sacra doctrina, ou sacra scriptura. Toutes ces expressions, prises univoquement dans toute la q. i, sont en gros équivalentes et saint Thomas les considère si bien comme telles qu’il les prend l’une pour l’autre au cours d’un même raisonnement : cf. par exemple a. 3. La sacra doctrina est l’enseignement révélé, doctrina secundum revelationem divinam, a. 1, dans toute son ampleur, dont l’objet est ea quæ ad christianam religionem pertinent, prol. ; elle s’oppose aux philosophicse (ou physiciv) disciplinée, a. 1 et Conl. Gent., t. II, c. iv ; elle comprend aussi bien l’Écriture sainte, Scriptura sacra hujus doctrinx, dit le prologue de la q. i, la catéchèse et la prédication chrétienne, que la théologie proprement dite en sa forme scientifique.

Nous soupçonnons dès lors ce que signifie l’a. 2, Utrum sacra doctrina sit scientia ? En posant cette question, saint Thomas prend sacra doctrina au sens de l’a. 1, celui d’enseignement chrétien, et il entend se demander ceci : Est-ce que l’enseignement chrétien est tel qu’il a la forme et vérifie la qualité d’une science ? Il ne s’agit pas d’identifier, sans plus, enseignement chrétien et science, car l’enseignement révélé comporte bien des aspects ou des actes qui n’appartiennent pas à l’ordre de la science ; mais il s’agit de savoir si l’enseignement chrétien, au moins en l’une de ses fonctions, en l’une de ses activités, en l’un de ses actes, peut vérifier la qualité et mériter le nom de science. A cette question, saint Thomas répond affirmativement et, dans la Somme tout au moins, il se contente pour cela de dire que la sacra doctrina vérifie la qualité de science selon cette catégorie, étudiée et définie par Aristote, des sciences « suballernées ».

Dans le commen taire sur le De Trinilate de Boèce, cependant, q. ii, a. 2, il nous indique plus expressément ce qu’il veut dire lorsqu’il revendique pour la sacra doc trina la qualité de science. Il y a science quand certaines vérités moins connues sont rendues manifestes à l’esprit par leur rattachement à d’autres vérités mieux connues. Dieu a, de toutes choses, une science parfaite, car il voit le fondement des effets dans les causes, des propriétés dans les essences et finalement de toutes choses en lui, dont elles sont une participation. La foi est bien, en nous, par grâce, un connaître divin, une certaine communication de la science de Dieu..Mais cette communication est encore bien imparfaite et laisse l’esprit dans le désir d’une saisie plus pleine des objets qu’elle révèle. Cette saisie peut être recherchée soit par une activité surnaturelle, de mode vital et qui tend à s’assimiler au mode de saisie de Dieu lui-même, soit par une activité proprement intellectuelle qui suit notre mode à nous et qui est, en gros, le travail théologique. Nous avons ainsi, à partir de la foi et sous sa direction positive, une activité qui suit notre mode à nous, qui est mode de raisonnement. Est-ce à dire que les vérités de la foi seront en nous comme des principes à partir desquels, sortant du domaine de la foi pour entrer dans celui de la théologie, on déduira des vérités nouvelles ? Sans doute n’y a-t-il pas lieu d’exclure de la perspective de saint Thomas ces conclusions théologiques < proprement dites », aboutissant à des vérités qui ne se trouvent pas énoncées dans l’enseignement révélé. Mais ce n’est pas cela que saint Thomas a dans l’esprit. Tout simplement, la sacra doctrina prend une forme de science et en mérite le nom lorsqu’elle rattache certaines vérités de l’enseignement chrétien, moins connues ou moins intelligibles en soi, à d’autres vérités, également de l’enseignement chrétien, plus connues ou plus intelligibles en soi, comme des conclusions à des principes, mode propre du connaître humain. Peu importe que les vérités-conclusions soient ou non expressément révélées. L’important c’est que ex aliquibus notis alia ignotiora cognoscuntur. Alors que Dieu connaît toutes choses en lui-même, modo suo, id est simplici inluilu, non discurrendo, et qu’il a ainsi une science intuitive, nous connaissons les mêmes choses, selon notre mode à nous, discurrendo de principiis ad conclusiones. C’est ainsi que, dans l’enseignement sacré, certaines vérités joueront le rôle de principes et d’autres, que nous rattacherons aux premières comme des effets à leur cause ou des propriétés à leur essence, le rôle de conclusions.

Ainsi renseignement sacré vérifie la qualité de science lorsqu’il se produit en une activité proprement discursive, dans laquelle le moins connu ou le moins intelligible est rattaché au plus connu ou au plus intelligible. Ainsi nous rejoignons l’a. 8 de la Somme, où saint Thomas définit en quoi l’enseignement sacré démontre ou argumente. Et saint Thomas d’ajouter, comme dans les lieux parallèles, l’exemple de saint Paul qui, dans la I rc épître aux Corinthiens, c. xv, établit notre propre résurrection en argumentant à partir de la résurrection du Christ, mieux connue et surtout cause et fondement de la nôtre. Comp. Sum. theol.. P, q. i, a. 8, corp. ; De veritaie, q. xiv, a. 2, ad 9um ; In I am Sent., prol., a. 5, ad 4um. La qualité scientifique de l’enseignement sacré consiste donc en ceci que, à partir de vérités de foi prises comme principes, on peut, par raisonnement, établir ou fonder d’autres vérités qui apparaîtront certaines de par la certitude des premières. Et, répétons-le, il ne s’agit pas pour saint Thomas de savoir si ces vérités rattachées discursivement comme des conclusions à des véritésprincipes ajoutent matériellement au révélé. Il s’agit de voir que l’enseignement sacré comporte, dans son labeur total, ce travail, qui est le plus spécifiquement humain, de construire la doctrine chrétienne selon un mode de science, en rattachant à ce qui est, en elle,