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THÉOLOGIE. LA RENAISSANCE DU XII « SIÈCLE
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même un point de doctrine. Encore faut-il noter que ces « questions » sont souvent introduites pour des motifs apologétiques ou pour satisfaire une curiosité subtile, et non par une élaboration systématique du savoir.

Ce qui fut le cas d’Augustin reste encore le cas des auteurs du xiie siècle. Chez eux aussi, des « questions » viennent interrompre les commentaires, tendant à y prendre une place de plus en plus grande. Cette histoire peut aujourd’hui se suivre aisément. La dispute méthodique ou l’usage de la quæstio sont nés dans le cadre de l’explication textuelle ou ketio. Forcément, en effet, des difficultés survenaient dans cette explication et un débat s’instituait. Sans doute, de tels débats contradictoires avaient toujours été pratiqués ; on en trouve des exemples caractérisés dans l’école d’Anselme de Laon et de Guillaume de Champeaux, Grabmann, Gesch. der schol. Méthode, t. ii, p. 151-154 ; mais c’est d’Abélard qu’il faut faire partir, semble-t-il, l’emploi méthodique (et méthodologique) de la quæstio. Non seulement, en effet, Abélard a usé du procédé dans son commentaire sur saint Paul, mais il en a fait le thème de son Sic et non ; cf. prolog., P. L., X. clxxviii, col. 1349. Une question naît d’une opposition de propositions, par quoi l’esprit est mis dans l’état de doute et, pour sortir de cet état, doit trouver un motif qui l’emporte en faveur de l’un des termes de l’alternative, se délivrer du poids de la raison contraire, ou reconnaître à chacune des deux positions sa part de vérité, en donnant son adhésion en conséquence. Dans son commentaire sur le De Trinitate de Boèce, Gilbert de La Porrée nous donne, du procédé de la quæstio, une formule plus philosophique et plus précise : Ex affirmatione et ejus contradictoria neyatione quæstio constat. P. L., t. lxiv, col. 1253 ; mais, col. 1258, il ajoute : Non omnis contradictio quæstio est. Cum enim altéra (pars) nulla prorsus habere argumenta veritatis videtur. .. aut cum neutra pars veritatis et falsitatis argumenta potest habere, tune contradictio non est quæstio. Cujus vero ulraque pars argumenta veritatis habere videtur, quæstio est. Comp. la définition du problema dialecticum chez Jean de Salisbury, Melaloyicus, t. II, c. xv, éd. Webb, p. 88 ; Clarembald d’Arras, In librum Boelii de Trinitate, éd. W. Jansen, 1926, p. 69-75, 33*-35*. Il y a quæstio lorsque deux thèses contradictoires ou contraires sont l’une et l’autre appuyées d’arguments et qu’il s’ensuit un problème que l’esprit veut tirer au clair.

Dès lors, dans l’enseignement de la théologie, deux procédés se différencient, en coexistant d’abord, le commentaire et la dispute ou quæstio : In tribus consista exercilium sacræ Scripturæ, dira Pierre le Chantre vers la fin du siècle, cirea lectionem, disputationem et prœdicationem. Verbum abbr., c. i, P. L., t. cev, col. 25, où nous trouvons énumérés les trois exercices propres au maître. Simon de Tournai, qui enseigne vers 1165, sera, semble-t-il, un des premiers à faire de la dispute un exercice spécial, né de la lectio, sans doute, mais distinct d’elle. J. Warichez, Les Dispulationes de Simon de Tournai, p. xliv. L’école de Saint-Victor boudera bien le procédé dialectique et Hugues ne mentionnera pas, ou à peine, voir par exemple t. I, c.xii, P. L., t. clxxvi, col. 749, la disputatio dans son Didascation ; un Guillaume de Saint-Thierry tiendra à supprimer, dans son commentaire sur l’Épître aux Romains, les quæstionum molestiæ, P. L., t. cxxxx, col. 547. Mais, dans l’ensemble, la quæstio gagnera de plus en plus. Non seulement dans l’explication de l’Écriture, mais bientôt dans celle des Sentences de Pierre Lombard. Ici comme là, les quæstiones, d’abord attachées au texte, tendent à se multiplier, puis à prendre leur indépendance, à s’organiser en un système à part, réduisant le commentaire proprement

dit à un rôle infime. On peut suivre ce progrès de la quæstio tant dans l’explication du Lombard que dans celle de la Bible.

Chez un Odon de’Soissons (ou d’Ourscamp), vers 1164, la dispute intervient encore dans le cadre de la leçon et ses Quæstiones sont probablement un recueil des quæstiones primitivement posées à l’occasion de l’explication textuelle ou lectio. Les pères de Quaracchi éditeurs des Sentences de Pierre Lombard ont relevé la liste des « questions » soulevées par le Maître dans ses commentaires scripturaires, t. i, 1916, p. xxvii-xxix. Robert de Melun a rédigé des Quæstiones de divina pagina, éditées par le P. Martin en 1932, et des Quæstiones de epistolis Pauli, éditées par le même en 1938, dont le contenu et jusqu’au titre lui-même montrent que les quæstiones ont été posées à partir d’un texte el à son occasion, au cours d’un commentaire de ce texte. Il est même assez probable que des œuvres plus systématiques n’ont été, dans leur origine, qu’une mise en ordre des questions posées dans l’enseignement de la lectio. Des Sommes comme celles de Simon de Tournai, de Pévostin, du Bamberg. Pair. 136, de Pierre de Poitiers, de Pierre le Chantre, ou même de Godefroid de Poitiers, jusqu’à quel point ne dérivent-elles pas de questions ?

Un processus semblable de détachement et de systématisation s’opérera pour les quæstiones qui interviendront dans le commentaire des Sentences du Lombard devenues, à côté de la Bible, livre de « lecture » en théologie. Chez les disciples les plus rapprochés du Maître, un Pierre de Poitiers, un Odon d’Ourscamp, les questions restent attachées au texte comme des gloses plus élaborées. Nous verrons chez Hugues de Saint-Cher, mort en 1263, le commentaire consister presque uniquement en une Exposilio textus ; chez saint Thomas, au contraire, la part de commentaire proprement dit, qui se réfugie dans la divisio et l’expositio textus, est relativement minime et le traité se compose de quæstiones logiquement distribuées et qui sont une construction scientifique originale. De même chez Kilwardby, saint Bonaventure et les grands scolastiques. Il est d’ailleurs très instructif de comparer les questions soulevées par chaque auteur : cf. infra, bibliographie, P. Philippe et F. Stegmiiller. Chez un disciple et ami de saint Thomas, Annibald de Annibaldis, il n’y a plus de divisio ni d’expositio textus, mais seulement des quæstiones ; chez d’autres, il y a un volume de commentaire par divisio et exposilio textus, et, à part, un volume de quæstiones.

Ainsi, dans le dernier tiers du xiie siècle, une évolution se produit dans l’enseignement de la théologie et dans la conception de celle-ci. Au lieu de vivre surtout de commentaire textuel, la théologie se constitue, à l’instar de tout autre savoir, dans une recherche engagée par une « question ». F.lle est entrée dans la voie qu’Abélard ouvrait et qui consistait à traiter la matière théologique par le même procédé épistémologique que tout autre objet de connaissance vraiment scientifique.

L’opposition ne manqua d’ailleurs pas. À la fin du xiie siècle, Etienne de Tournai, abbé de Sainte-Geneviève, dénonce le péril en des termes véhéments : Disputatur publiée contra sacras constitutiones de incomprehensibili deitate… Individua Trinitas et in triviis secatur et discrepitur… Epist. ad papam, dans Chartul. univ. Paris., t. i, p. 47-48. Tel auteur, qui se rattache à la ligne de Saint-Victor et que cite Landgraf, dans Scholastik, 1928, p. 36, demande qu’on s’en tienne aux auctoritates ou à ce qu’il y a de plus proche d’elles. Plus tard, nous entendrons Robert Grossetête et Roger Bacon protester contre le fait que la Bible, qui est le texte de la faculté de théologie, est supplantée par le commentaire du livre des Sentences, qui