Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.1.djvu/191

Cette page n’a pas encore été corrigée
367
368
THÉOLOGIE. LA RENAISSANCE 1)1’XIIe SIÈCLE

ganon d’Aristote : les I et II Analytiques, les Topiques et les Problèmes sophistiques. Cette difïusion s’opère entre 1120 et 1160. Les premiers écrits d’Abélard sont peu marqués par Aristote : le philosophe par excellence y est plutôt Platon. Mais, tandis que la Dialeclica d’Abélard (vers 1120 sq.) ignore encore pratiquement la seconde partie de YOrganon, Adam du Petit-Pont utilise les I Analytiques en 1132, Robert de Melun commente les Topiques vers 1140 et, dès lors, tout un courant se forme d’application de la nouvelle logique aux sciences sacrées. Or cette logica nova n’apporte plus seulement une table des prédicamentset une technique d’analyse des propositions, mais une théorie du syllogisme et de la démonstration scientifique et probable. Aristote est en voie d’entrer dans la théologie elle-même qui, précisément, devient vraiment « théologie », savoir systématisé et non plus simple commentaire ; mais il n’y entre encore que comme maître de pensée logique : il n’y entre pas encore comme maître de pensée tout court, docteur es vérités anthropologiques, psychologiques, morales et métaphysiques. Ce sera l’œuvre des premières années du xiiie siècle et, pour ce qui est de la notion de théologie, l’objet d’une nouvelle étape, comme aussi l’occasion d’une crise.

Saint Bernard.

La réaction ne manqua pas de se produire. On sait ce que fut la lutte passionnée de saint Bernard contre Abélard. En saint Bernard, c’est la vieille conception ascético-monastique qui s’exprime : celle selon laquelle le moine n’a qu’à garder la tradition commune et la méditer, pour en vivre, en faisant pénitence. « Les sept arts du moine, c’est son psautier… », dit le Bx Guillaume d’Hirschau, Prsef. in Astronomica, éd. Pcz, Thés, anecd., t. vi, p. 261. Saint Bernard lui aussi n’admet pas qu’on use des arts et de la philosophie sinon comme d’un moyen pour l’édification de soi-même et des autres, In Cant. Cant., serm. xxxvi, n. 2, P. L., t. clxxxiii, col. 967 : il ne veut de science que celle des saints, et d’attitude devant Dieu que celle de l’admiration, non celle de la recherche curieuse, quasi admirons, non quasi scrutons, ibid., serm. lxii, n. 4 et 5, col. 1077, et comp. De conversione ad clericos sermo, t. clxxxii, col. 834-856 ; Epist., clxxxviii, ibid., col. 353.

Cette réaction se prolongera et, tout au cours du xiie siècle, nous entendrons une protestation formelle contre l’introduction de la dialectique et de la logique, non sans doute dans la pédagogie des clercs, mais dans la trame du travail théologique. Cf., entre autres, Gauthier de Saint-Victor, Contra quatuor labyrinthos Francise, P. L., t. cxcix, col. 1129-1172 ; Manegold de Lautenbach, Opusc. contra Wolfelmum, P. L., t. clv, col. 149-176 ; Etienne de Tournai, abbé de Sainte-Geneviève, Epist. ad Alexandrum III, P. L., t. ccxi, col. 517, etc.

Avant de quitter saint Bernard, notons ici que ce refus d’un traitement scientifique du donné chrétien va de pair, chez lui, avec une manière d’interpréter le texte sacré qui, pour être spirituelle et mystique, n’en est pas moins discutable. Puisqu’il s’agit avant tout d’édification, on pourra donner le pas, dans l’interprétation et l’usage de l’Écriture, au sens spirituel ou accommodé à la vie spirituelle de l’âme. Ainsi voyons-nous saint Bernard non seulement mettre en pratique cette préférence, de laquelle procèdent tant de ses considérations sur la vierge Marie, mais en faire la théorie. Cf. In vigilia Nalivitatis, P. L., t. clxxxiii, col. 94. On sait quelle exégèse il a donnée du trop fameux passage Sunt duo gladii hic : cf. De consideratione, t. IV, c. iii, n. 7, P. L., t. clxxxii, col. 776. Avec une pareille exégèse, on pourrait trouver dans la Bible n’importe quoi. Notons dès maintenant qu’Albert le Grand et saint Thomas affirmeront nettement la non valeur scientifique, en théologie, de l’interprétation purement mystique de l’Écriture.

Les Victorins et Pierre Lombard.

L’accord n’était-il pas possible entre le courant mystique traditionnel et le courant logique ou philosophique nouveau ? Si, et il aboutira finalement à saint Thomas qui déclarera : Oporlei rationibus inniti investigantibus veritatis radicem et jacientibus scire quomodo sit verum quod dicitur. Alioquin. si nudis auctoritatibus magisler quæstionem détermine !, certificabitur quidem auditor quod ita est, sed nihil scientise vel intelleclus acquiret, et vacuus abscedet. Quodl. iv, a. 18. Seulement, saint Thomas ne procède pas d’Abélard sans intermédiaire ni addition. Entre les deux, il fallut justement que, reprenant l’effort d’Anselme, la raison philosophique fût assumée dans la tradition spirituelle qui procède de saint Augustin : ce sera l’œuvre des Victorins et de Pierre Lombard. Comparer ce qui est dit ici, t. i, col. 51 sq., sur les relations entre l’école d’Abélard et celle de Saint-Victor.

On a dit de Pierre Lombard qu’il était « Abélard parvenu et devenu évêque ». De fait, il ne sera pas indifférent que l’effort d’Abélard qui présentait le danger de toute œuvre trop personnelle, soit assumé dans un cadre de vie monastique et mystique ferventes et dans la pensée d’un homme d’Église, d’un homme de gouvernement même, tout livré au souci d’une via média. Les grandes initiatives ne sont pleinement viables que lorsqu’elles sont reprises dans l’institution et la tradition ecclésiastiques.

Hugues de Saint-Victor comprendra combien le procédé trop uniquement dialectique d’Abélard est inadéquat à l’œuvre de la théologie. Certes, il y a lieu de connaître la grammaire, la logique et la dialectique et d’en faire usage en science sacrée ; mais il y a autre chose à pénétrer dans l’Écriture et il ne suffit pas, pour cela, de n’être que philosophe. Philosophus in aliis scripturis solam vocum novit significationem ; sed in sacra pagina excellentior valde est rerum signifteatio quam vocum. De Scripturis, c. xiv, P. L., t. clxxv, col. 20. Il ne suffit pas, pour faire œuvre de théologie, de traiter l’Écriture sainte absolument comme un autre texte et de s’y appliquer avec les seules ressources de la philosophie, comme Abélard s’est vanté de pouvoir le faire. Par ailleurs, si Hugues rend le travail théologique à son véritable milieu religieux, il sait combien lui sont nécessaires les diverses ressources du savoir humain. Il reprend avec une magnifique plénitude la tradition augustinienne sur la formation du théologien par les arts libéraux, De sacram., prol., c. v et vi, P. L., t. clxxvi, col. 205 ; De Scripturis, c. xiii-xvi, P. L., t. clxxv, col. 20-24 ; Erud. didasc, 1. III. c. iii, t. clxxvi, col. 768, et cf. ici, t. vii, col. 260-261. Mais cette philosophia des sept arts n’est plus, quant à son contenu, ce qu’elle a été du ve à la fin du xie siècle. Elle s’est enrichie de l’apport méthodologico-scientifique d’Aristote. Au lieu des sept arts, c’est à un classement rationnel de vingt et une disciplines que le Victorin aboutit, définissant ainsi un nouveau programme d’enseignement où se trouve annoncée une ample conception du savoir humain. Cf. Didasc, t. II, c. ii, et t. III, c. i, col. 752 et 765.

L’effort abélardien de constituer un corps des doctrines chrétiennes logiquement systématisé est, lui aussi, repris et il aboutit à ces œuvres classiques que sont la Summa sententiarum, le De sacramentis d’Hugues de Saint-Victor et les Sententiæ de Pierre Lombard. Le mot même de Summa, qu’Abélard avait déjà employé en définissant son Inlroductio comme aliquam sacræ eruditionis summam, reparaît ainsi pour désigner un ensemble ordonné, un corps de doctrine : non plus une lecture de la sacra pagina, mais vraiment