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THÉOLOGIE — AVANT SAINT AUGUSTIN


I. Avant saint Augustin.

Le christianisme se proposait, dans les origines, comme un fait, et un fait nouveau : le fait d’une vie nouvelle donnée par Dieu dans le Christ et au nom du Christ. Le Christ était toutes choses et l’on trouvait en lui tout ce qu’on pouvait désirer de beau, de vrai et de pur. « Aussi le premier sentiment chrétien était, trouvant tout dans le Christ, de ne rien chercher en dehors de lui, c’est-à-dire en dehors du Christ crucifié. »

Cette idée de la suffisance du Christ se répercutait en celle de la suffisance de l'Écriture : idée qui sera commune aux Pères et aux scolastiques. Aux origines, cette idée était poussée jusqu'à la volonté non seulement de ne rien dire d’autre, c’est-à-dire de différent, que ce qu’on trouve dans l'Écriture, mais même de ne rien dire de plus. L’idée traversera le Moyen Age et on la retrouvera encore chez les augustiniens du xiiie siècle : Richard Fishacre, Roger Racon, saint Ronaventure. Mais il faut bien ajouter que la manière de traiter l'Écriture donnait à cette restriction des limites relativement larges et surtout que ce principe de la suffisance de l'Écriture sera partagé par des chrétiens qui feront une place aux sciences humaines et qu’il n’implique pas par lui-même la position radicale que nous venons d'évoquer.

Pour les partisans de cette position, la philosophie et les philosophes étaient les grands ennemis, ou du moins des maîtres insuffisants et généralement trompeurs. Petau a rassemblé, loc. cit., Proleg., c. iii, p. 1521, un grand nombre de textes des Pères contre la philosophie : cf. Thomassin, Dogmata theologica, t. v, De proleg. theol., c. xxxv, éd. Vives, 1868, p. 211 sq., et c. xliv, n. 9. p. 275 sq. Il faut ajouter d’ailleurs que cette attitude à l'égard des philosophes et même de la philosophie ne repose pas, chez les Pères, sur une théorie de la corruption radicale de celle-ci, mais plutôt sur le sentiment que les choses du salut appartiennent à un ordre supérieur à celui de la sagesse païenne, qu’elles ne sont pas un objet de pure spéculation ou de pure curiosité intellectuelle. On sait d’autre part que, suivant une voie ouverte par l’apologétique juive, l’apologétique chrétienne déclarera empruntées aux Livres saints les vérités élevées qu’elle trouvait exprimées par les philosophes grecs, idée que le Moyen Age héritera de saint Augustin, soit directement, soit par l’intermédiaire de Cassiodore, Inst., . I, c. xvii, et qu’on retrouvera encore chez saint Thomas.

Il y avait donc, dans le christianisme primitif, tout un courant défavorable à une démarche proprement spéculative en matière de foi et donc à la constitution d’une théologie. Et cependant c’est un fait que, dans le christianisme, une science a procédé de la foi et qu’on s’y est formé très tôt une conception systématisée au sujet de Dieu et du monde. Ad. Harnack, Dogmengesch., t. i, 3e éd., p. 123 sq. ; Die Entstehung der christl. Theologie und des kirchl. Dogmas, Gotha, 1927, p. 3 sq., et cf. aussi p. 78 sq., 84-87 ; F. Kattenbusch, art. Theologie, dans la Prot. Realencyklopädie, t. xxi, p. 903 sq., et Zut Entstehung einer christlichen Theologie, dans Zeitsch. f. Theologie und Kirche, 1930, p. 174 sq. À la source de cette nécessité, pour la foi chrétienne, de se produire en une théologie, ces deux auteurs reconnaissent l’existence d’un fait : le fait du Christ, et l’obligation où les chrétiens étaient, pour croire, de concevoir le fait du Christ et, bientôt, de construire intellectuellement le mystère du Christ-Jésus.

Au vrai, plusieurs raisons rendaient nécessaire un effort pour exprimer et élaborer l’intelligibilité humaine du mystère du Christ et du christianisme lui-même, c’est-à-dire rendaient nécessaire une activité proprement théologique. Et nous voyons ces raisons jouer effectivement dans l’antiquité chrétienne.

Et d’abord, la philosophie païenne était un fait, la culture païenne existait. Fatalement, une confrontation du christianisme avec elle devait s’imposer tôt ou tard. Voir dans cette philosophie et cette culture un emprunt à l'Écriture ou une appartenance du christianisme engageait plutôt à ne pas les rejeter et à composer avec elles. De fait, la théorie de l’emprunt ou de l’appartenance fut d’abord celle des apologètes. Aussi le christianisme que nous présentent les écrits des Pères apologistes du iie siècle, s’il est en son fond reçu de la tradition apostolique et vécu dans l'Église, est aussi intellectuellement reconstruit selon des catégories homogènes à celles de la culture païenne. Cela est particulièrement sensible chez Justin, cf. ici, t. viii, col. 2228, mais aussi chez Tatien, Athénagore, Minucius Félix. Les apologistes ont ainsi donné, dans l'Église, la première construction théologique de la foi chrétienne.

Tout n'était pas dû, dans cette construction, au besoin de la défense et au désir de lancer un pont entre la foi et le paganisme. Un second motif était dès lors à l'œuvre : le besoin spontané qu’a le croyant de penser sa foi, même pour son propre compte, d’une manière qui en mette les données en liaison avec ses connaissances humaines et au niveau de sa culture. Le cas typique, ici, est celui de Clément et de l'École d’Alexandrie. Clément, en effet, a conçu sinon avec une totale clarté, du moins avec résolution, un rapport positif entre le christianisme et l’activité de la raison. De ce rapport, il a donné une formule concise en disant : « La philosophie grecque, pour ainsi dire, purifie l'âme et la prépare d’avance à recevoir la foi, sur laquelle la vérité édifie la gnose. » Strom., vii, 20, éd. Stählin, t. iii, p. 14. La philosophie et les sciences humaines ont pour lui une valeur de propédeutique à l'égard de cette contemplation ou gnose, laquelle est l'état le plus élevé de la foi et de la vie chrétienne. Ainsi la philosophie coopère-t-elle à l’appréhension de la vérité, laquelle s’obtient sur la base de la foi commune, mais au delà d’elle, dans cette foi développée et parfaite qu’est la gnose. Clément définit les rapports de la foi et de la gnose d’une manière qui montre que sa notion de gnose et notre notion de théologie sont de proches parentes : « La foi est pour ainsi dire une connaissance, gnosis, élémentaire et abrégée des choses nécessaires. La gnose est une démonstration ferme et stable de ce qu’on a reçu par la foi ; elle s'édifie sur la foi, par l’enseignement du Seigneur et passe à un état de fermeté et de saisie intellectuelle. » Strom., vii, 57, p. 42 ; cf. aussi vii, 55, p. 40. Nous sommes loin de l’attitude intransigeante et raide de Tertullien.

Ce n’est pas que Clément n’admette, lui aussi, la suffisance du christianisme. Le christianisme est pour lui « la vraie philosophie » ; selon lui aussi, le Christ est notre seul maître : « Puisque le Verbe lui-même est venu du ciel vers nous, nous ne devons plus aller vers un maître humain, ni nous occuper indiscrètement d’Athènes et du reste de la Grèce, ni non plus de l’Ionie… Maintenant le Maître enseigne et désormais tout est devenu pour nous Athènes et la Grèce, grâce au Verbe. » Protrep., 112, éd. Stählin, p. 79. Mais, à l’intérieur de la foi, une forme de contemplation intellectuelle se constitue, qui en développe supérieurement l’intelligibilité, les virtualités. Le portrait du gnostique ou chrétien parfait est aussi celui d’un contemplatif de la foi et serait assez bien le portrait idéal du théologien.

E., de Faye, Clément d’Alexandrie. Étude sur les rapports du christianisme et de la philosophie grecque au IIe siècle, Paris, 1906 ; H. Meyer, Jüdisch-alexandrinische Religions-philosophie und christliche Väterspekulation, dans Festgabe G. von Hertling, Fribourg, 1913, p. 211-235 ; P. Camelot, Les idées de Clément d’Alexandrie sur l’utilisation des sciences