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SUAREZ. THÉOLOGIE PRATIQUE, LA POLITIQUE


mal sociale et naturaliter recleque appetere in communilate vivere. De leg., t. III, c. i, n. 3, t. v, p. 176 ; cf. De opère sex dierum, t. V, c. vii, n. 5, t. iii, p. 414 : Homo est animal sociale, quæ proprietas naturalis est et in statu innocentiæ permaneret. Avant tout, et profondément, l’homme a une nature qui dépasse de toute part les capacités de l’invention personnelle et l’oblige à ne pas vivre seul.

b) Cette sociabilité naturelle s’actualise d’abord par la famille : societas maxime naturalis et quasi fundamentalis, quia inclioatur ex socielale maris et jeminse, sine qua non possel genus luimunum propagari et conservari ; de cette union résulte la societas /iliorum cum patribus, que suit normalement une conjunclio aliqua seruilutis aul famulatus, trois unions formant la famille complète, dite société imparfaite par rapport à la société civile. De leg, et De opère…, loc. cit. Dans l’état d’innocence, la seroitus (ou le domesticat) aurait sans doute été réduite, ou même rendue inutile, à cause du moins grand nombre de besoins et de secours nécessaires à la vie. De opère…, loc. cit.

c) Mais la famille, même s’accroissant et formant ces pagi, petites communautés (nos familles patriarcales), que Suarez reconnaît comme naturelles après Aristote, cf. De opère…, t. V, c. vii, n. 2, t. iii, p. 414, ne peut suffire à l’humanité. Une société plus ample, perjecta, apparaît normalement, comprenant plusieurs familles et constituant au moins une cité, la politia, la société civile, nécessaire pour assurer la paix et permettre le progrès humain. De leg., t. III, c. i, n. 3, t. v, p. 177.

La société civile est d’un caractère si naturel que, même sans le péché originel, elle se fût formée à la suite du développement du genre humain, De opère…, ibid., n. 6, p. 414-415, moins pour les besoins corporels que pour le bon ordre (à cette fin, elle existe du reste chez les anges) et pour la meilleure joie de la vie, ad majorem vitæ jucunditatem et honestam communicationcm. quam Iwmo naturaliter amat ; le pouvoir politique aurait là aussi été nécessaire, mais vraisemblablement sans force coactive et vindicative, du moins par rapport à ceux des hommes qui auraient persévéré dans la justice. Ibid., n. 12, p. 416.

d) Suarez, il faut le remarquer, a fortement accusé la diversité essentielle, qui existe d’après lui entre la famille et la société civile. Certes il ne méconnaît pas que la cité est historiquement sortie de la famille et de la tribu ; mais il voyait dans celle-là une formation sociale essentiellement différente en droit de celles-ci. L’État n’était pas pour lui une famille agrandie et différenciée ; il mettait vraiment un seuil entre les deux ; cf. Mesnaxd, loc. cit., p. 623 ; il refusait d’identifier la société politique à une simple juxtaposition, à « un tas », acervus, de familles : en elle il reconnaissait un lien Juridique spécial, une fin propre et bien définie, un pouvoir autre d’une force particulière et qualitativement différent de la potestas dominaliva du patriache ou du chef de tribu. Cf. De opère…, t. X, c. vii, n. 3, t. iii, p. Il 1 ; et /Je kg., I. I, c. viii, t. v, p. 35 et : iti.

e) Cela (tant donné, comment se forme donc la société civile ? En dehors de toute considération historique sur les divers stades de la vie sociale, à la prendre en soi, toute société civile, cité ou royaume, suppose une intervention de la volonté humaine, une influence de la personnalité libre : c’est le fameux contrat ou pacte, que Suarez met à la base de la société civile. Citons au moins l’un des textes les plus clairs, qui expriment cette vue, De opère…, I. V. c. vii, n. 3, t. III, p. 414 : la société apparaît quand il y a distinction de familles et que se forme aliqua miio politica, quæ non /il si maliquo pacto, expresso vcl lacito, juvandi se invicem, net sine aliqua subordinations singularum familiarum et personarum ad aliquem superiorem vel

reclorem communilatis, sine quo talis communitas constare non potest.

Qu’on veuille bien le remarquer : là comme dans les passages similaires, il est question de pacte exprès ou tacite ; nous n’avons donc pas là un contractualisme formel et complet à la mode de Rousseau ; ce que requiert Suarez, ce qu’il ne peut pas ne pas réclamer d’après ses vues sur la différence essentielle entre famille et cité, c’est plutôt un accord au moins tacite, un consensus ; le mot est du reste souvent employé par lui, cf. De leg., t. III, c. iii, n. 1, t. v, n. 182, etc. Les États peuvent se former après délibération expresse et par pacte explicite, mais aussi grâce à une activité volontaire plus sourde, moins réfléchie, par un consentement tacite et comme atténué, donné par exemple à une agrégation naturelle et quasi spontanée de familles. Ce qui est nécessaire en même temps que suffisant, c’est, à cause du seuil qui est à franchir a lin de s’élever au-dessus du stade familial, une collaboration de la volonté, s’exprimant par une adhésion au moins pratique à la vie en commun, à cette union morale qui dépasse la pratique familiale, et aux chefs qui la dirigent.

Mieux que proprement contractuelle, la doctrine suarésienne de la société civile pourra donc être appelée « consensuelle ». A la théorie dite « historique », que lui préfèrent aujourd’hui des philosophes et des théologiens catholiques, elle ne prétend pas s’opposer quant aux faits ; mais elle entend expliquer ce que celle-ci semble négliger : le passage en droit de la famille à la cité et la transformation du pouvoir familial en autorité civile.

f) Et dès lors, le caractère et l’origine de la société civile étant ainsi déterminés, il est aisé d’en dégager ce que devient dans la sociologie suarésienne l’ôtre même de cette société. Entre un organicisme intégral, qui absorberait la personnalité propre des membres dans un tout doté d’une réalité exagérée — Aristote et certains de nos contemporains n’y tendent-ils pas ?

— et un individualisme radical, qui refuse aux unions sociales naturelles une réalité véritable et une personnalité relative — c’est la conception du libéralisme moderne — Suarezprend une position intermédiaire qui est tout à fait dans la tradition thomiste et catholique.

Deux formules, empruntées au vocabulaire théologique et juridique de son temps, quelque peu équivoques sans doute, mais qui sont bien éclairées par le contexte, la définissent : d’une part il dira que la communauté civile n’est qu’une persona fteta, unusquisque autem particularis homo est persona vera. De leg., t. I, c. vi, n. 7, t. v, p. 25 ; d’autre part il appellera la cité un corpus myslicum, un corpus politicum mgsticum, quod moraliter dici potest per se unum. De leg., t. III, c. xi, n. 7, p. 213 ; c. ii, n. 1, p. 181, et qui demeure, et persiste « malgré la variation et la croissance de ses membres ». De leg., t. I, c. x, n. 14, t. v, p. 48. « Personne fictive », car seuls les hommes, qui composent la cité, sont des individus complets, possédant et exerçant intelligence et volonté, et parce que finalement la société est ordonnée à leur fin dernière ; mais corps mystique », parce que l’union civile a bien une personnalité collective réelle et subsistante, qu’elle est sujet de droits et de devoirs, réglée par les dispositions de la loi, destinée à procurer un bien propre et déterminé, responsable de ses actes et soumis à des sanctions.

La société civile apparaît bien ainsi à Suarez comme un organisme moral, analogue à ce corps mystique de l’Église, dont il transpose la dénomination à l’ordre politique, en vue de mieux affirmer sa réalité et son caractère.

2. Le pouvoir civil ; son caractère naturel ; son origine consensuelle et sa valeur divine et humaine. — Intime-