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SUAREZ. DOGMATIQUE, LE MÉRITE
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que de décider si la grâce sanctifiante efface nos péchés

et nous transforme en Bis de Dieu par le seul effet de sa présence ou s’il est admissible que le Tout-puissant se trouve lié en justice envers ses créatures. Aussi n’est-il pas surprenant que des solutions divergentes aient été proposées à ces divers problèmes.

D’après Suarez, de nombreux et graves docteurs du Moyen Age, s’appuyant sur saint Anselme, ne feraient intervenir la justice de Dieu que dans le châtiment des coupables, niais non dans la récompense des bons, celle-ci n'étant imputable qu'à son infinie bonté. Ainsi auraient pensé, entre autres, Alexandre de Haies, saint Bonaventure, Duns Scot et, parmi les plus modernes. Vasquez. Opusc, vi, De just. Dei, sect. i, n. 1, t. xi. p. 515 ; De merito, c. xxx, n. 8, t. x, p. 199. Us ne manquent pas de sérieux arguments pour justifier leur thèse. Accorder à des hommes un véritable droit sur leur Créateur, n’est-ce pas, demandent-ils, porter atteinte à son souverain domaine sur eux ? Opusc., vi, sect. i, n. 7, p. 517. D’ailleurs, point de justice commutative sans échange de biens, sinon par conséquent entre personnes capables de se rendre utiles l’une à l’autre et dont chacune peut à la fois donner et recevoir. Or, quoi que nous fassions nous ne sommes pour Dieu que des serviteurs inutiles. L’infini ne peut rien recevoir qui lui ajoute quelque chose. Et, à supposer même qu’il tire un avantage de nos vertus, il n’en deviendrait pas pour autant notre débiteur, le sacrifice entier de notre vie lui étant déjà dû à titre de reconnaissance pour sesnombreuxbienfaits. Opusc, vi, sect. i, n. 2 sq., p. 516. On en viendrait même à conclure de là qu'à l’inverse, en péchant, nous ne commettons aucune injustice envers le Seigneur, étant aussi incapables de lui ôter un bien que de lui en procurer. Ibid., sect. ii, n. 10, p. 531.

Suivant cette opinion, le droit que nous donnent nos œuvres à un salaire éternel serait donc fondé tout au plus soit sur la libéralité, soit sur la fidélité de notre Dieu, soit encore, comme le prétend Vasquez, sur sa gratitude pour le dévouement de ses serviteurs. Ibid., sect. i, n. 1, p. 515 ; De mer., c. xxx, n. 8, p. 199. On comprend que, du moins pour ce dernier auteur, nul engagement, ni libre consentement du Très-Haut ne soit nécessaire à l’existence du mérite, nos bonnes actions nous attirant par elles-mêmes, sans aucun complément extrinsèque, la reconnaissance du maître qu’elles honorent. De mer., c. xxx, n. 9, p. 200.

Suarez refuse énergiquement de se rendre à cette argumentation. Il lui oppose d’abord la Sainte Écriture, d’après laquelle c’est au nom de la justice, au tribunal du « juste juge », que seront rétribués nos labeurs pour le Christ. Ibid., n. 3 et 20, p. 196 et 206. Nulle part, fait-il observer à Vasquez, la gratitude n’est mentionnée dans les livres inspirés parmi les perfections divines. Beaucoup plus que la justice d’ailleurs elle messied au Seigneur, car elle ne se conçoit qu'à l'égard d’un bienfaiteur vis-à-vis duquel l’obligé, le Tout-Puissant en l’occurrence, apparaît en état d’infériorité. De quel bienfait Dieu nous serait-il redevable puisque, Vasquez en convient, nos services lui sont inutiles ? Enfin s’il peut arriver qu’un devoir de justice tire son origine d’un contrat qu’on est maître de rejeter ou de conclure, la gratitude dérive au contraire nécessairement des bienfaits reçus et s’impose par la force des choses. Elle convient donc encore moins au plus indépendant des êtres. Ibid., n. 12 sq., p. 201.

Des précisions pourtant sont indispensables pour comprendre qu’il n’y a point d’inconvénient pour Dieu à se trouver lié en justice envers ses créatures. Le mot de justice peut s’entendre en effet soit dans un sens général et impropre, soit dans un sens propre et particulier. Dans le premier cas.il s’applique également a toute vertu dans la mesure où chaque vertu, mainte nant une certaine concordance ou égalité entre nos diverses facultés comme entre nos actes et notre conscience, peut être appelée justice. Dans le second cas, il est réservé à une vertu spéciale, celle qui respecte les droits du prochain et lui rend exactement son dû. Cette dernière se nomme, suivant la façon dont elle s’exerce : justice commutative, distributive ou légale. Sous ces trois formes elle existe en Dieu.

La justice commutative semble bien cependant inclure une imperfection foncière peu conciliable avec la nature divine. Par définition ne suppose-t-elle pas, en effet, un échange de droit de propriété sur des biens qu’une personne cède à une autre moyennant obligation pour celle-ci de lui rendre le strict équivalent ? Or, comment le Seigneur pourrait-il se trouver lié par une obligation quelconque vis-à-vis de sa créature et lui céderait-il quelque chose de ses biens propres ? Opusc vi, sect. ii, n. 2, p. 527 ; De mer., c. xxx, n. 35 sq., p. 210.

L’objection serait irréfutable s’il fallait complètement identifier la justice commutative qui se pratique entre hommes et celle que Dieu pratique envers nous. Mais, d’après Suarez, il n’y aurait entre l’une et l’autre qu’analogie. Même en ce qui concerne la justice commutative humaine, les adversaires ont tort de supposer qu’elle n’a trait qu'à l’utile ; n’importe quel bien, et tout particulièrement l’honneur, peut lui donner lieu de s’exercer. Ainsi, pour avoir nui à la réputation du prochain, sommes-nous tenus à la lui restituer, dans la mesure exacte où nous la lui avons ôtée, et le pécheur dont la faute n’a rien retiré à Dieu de ses perfections lui doit-il pourtant une réparation proportionnée. Opusc, vi, sect. ii, n. 7 sq. et n. 17, p. 529 et534. La gloire divine d’une part et d’autre part des bonnes œuvres capables de la procurer offrent donc la matière voulue à des contrats de justice commutative.

S’il répugne du reste qu’une obligation puisse s’imposer au Tout-Puissant du dehors, au moins peut-il se lier lui-même librement par telle convention qui lui plaît. C’est pourquoi, d’après Suarez, autant le mérite de condigno est inconcevable sans une convention divine qui le fonde, autant il s’explique facilement une fois cette convention admise. Opusc, vi, sect. ii, n. 54, p. 548 ; De mer., n. 23, 25, p. 205. Comme en témoigne à maintes reprises la Sainte Écriture, Dieu s’est ainsi fréquemment engagé envers nous par des pactes. Opusc. vi, sect. ii, n. 18, p. 534. En pareil cas son indépendance absolue reste entièrement sauve, puisque nous n’acquérons par là de droit sur lui que dans la mesure où il y a consenti. Ses autres attributs n’en sont pas non plus diminués, puisqu’il lui est aisé de tenir parole sans rien perdre de son être et de ses perfections. Le droit qui nous est ainsi conféré n’en est pas moins très réel et propre à établir entre les contractants des relations de stricte justice. Car il ne provient pas uniquement d’une promesse qui n’intéresserait que la fidélité divine et assurerait un profit très supérieur aux efforts déployés pour l’obtenir. Il s’appuie aussi sur la valeur intrinsèque de nos œuvres surnaturelles, qui, de soi, sont dignes du ciel, dès avant que le Seigneur ne se soit engagé à leur donner un salaire. C’est pourquoi, l'équivalence entre nos mérites et la gloire éternelle fournissant matière à un échange de biens proportionnés, et l’engagement pris par Dieu de payer nos services à leur prix donnant à cet échange la force obligatoire d’un contrat, c’est bien au nom d’une vraie justice commutative que nous sera ouverte l’entrée de la béatitude. De mer., c. xxx, n. 29, 30, 40, p. 208.

Suarez n’hésite pas davantage à attribuer au ToutPuissant une justice distributive distincte de la précédente. Sans doute n’est-il pas si facile de dire en quoi l’une diffère de l’autre. II semble pourtant que l’objet