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SPINOZA. MÉTAPHYSIQUE


engrenage rationnel que l’esprit, par son activité créatrice, reproduit et s’assimile. Puisqu’il est l’enchaînement nécessaire des choses, il n’en est pas la somme, et il n’y a aucun danger de le chercher en dehors d’elles. Il est incommensurable aux choses singulières, puisqu’il est la condition de leurs mesures empiriques ; il n’existe que par sa corrélation aux choses singulières et appartient pourtant à une autre dimension de la pensée. L’unité de la substance n’est pas une unité numérique, ce qui supposerait des objets séparés que l’on compte ; elle n’est pas un tout de parties ; c’est simplement ce en dehors de quoi il n’y a rien, l’Infini comprenant en soi toute réalité.

En somme, l’ordre mathématique assurant la cohérence du concret total, tel est le contenu de l’idée de substance. C’est cette réification de l’ordre mathématique qui est la source des difficultés inextricables du système. On sait que la substance s’exprime par une infinité d’attributs infinis, dont nous connaissons seulement deux, l'étendue et la pensée. Quelques interprètes ont soutenu que la différenciation des attributs était un point de vue subjectif de l’intellect. C’est là sûrement une interprétation contraire à l’intention de l’auteur de l'Éthique, pour qui la connaissance atteint directement le réel concret. Mais alors, comment la substance engendre-t-elle, sans se scinder, une multiplicité? Spinoza croit que la géométrie analytique lui fournit précisément le type d’une réalité et d’une connaissance qui, une en son fondement, apparaît sous deux formes radicalement distinctes : les rapports de nombre sont à la fois des rapports d’espace, comme les rapports entre les événements de l'étendue sont à la fois des rapports entre les événements de la pensée : c’est l’identité de l’ordre qui constitue l’identité de la substance. Voir Brunschvicg, La révolution cartésienne et la notion spinoziste de la Substance, dans Revue de mélaph. et de mor., 1904, p. 755 sq. Nous trouvons en chaque attribut la substance totale, parce que nous possédons, dans les lois qui le constituent, la règle universellement identique de la liaison des événements concrets.

L’effort de Spinoza est assurément puissant, mais il faut reconnaître qu’il est vain, l.a connaissance mathématique reste une connaissance abstraite et une connaissance pleine d' « êtres de raison » : si elle est, en un certain sens, la connaissance de l’ordre du concret, elle n’est absolument pas la connaissance du Tout concret, pas plus qu’elle n’est la connaissance des éléments concrets eux-mêmes. Spinoza s’est formé l’idéal d’une connaissance impossible.

La théorie du nombre infini des attributs est encore une pierre d’achoppement. D’après le Court traite, plus grand est le nombre des attributs, plus est grande la plénitude d'être : le 'tout de la réalité doit donc renfermer toutes les déterminations possibles. On voit que la substance est ici conçue comme eus realissimum, la Chose des choses. Celle conception a toujours per sislé dans l’u livre de Spinoza : elle Inspire le début de l'Éthique : elle est évidemment inconciliable avec la conception de l’enchaînement des lois nécessaires

constituant a elle seule l’identité de la pensée el (le

l'étendue, l.a première conception Implique la gnoséo logie réaliste du Moyen Age ; la seconde implique la gnoséologie cartésienne.

Autre difficulté : quelle place donner à la pensée parmi les attributs ? Remarquons le, en effet : quel que soit le nouvel attribut inonde qui exprime la subs lance, il a toujours la pensée comme exposant, puis qu’il peut Être connu. De plus, l’idée vraie n’est pas déterminée par son objet, mais par l’activité de l’esprit : toui Être connaissante est donc posé par la pensée, l’ai conséquent la distinction des attributs

dépend de la pensée et (elle ci est iluui, non pas un

des membres de l'être multiple, mais la condition de cette multiplicité. Le panthéisme de Spinoza devrait ainsi s’orienter dans le sens idéaliste de l’ichte. Seulement, à ceci s’oppose que Spinoza, après avoir au début conçu l'âme à la manière de Descartes, en est venu à ne voir en elle que le reflet des événements matériels de l'étendue, et ceci encore tient à la théorie de la connaissance : l'âme ne pense quoi que ce soit qu’en se représentant les affections du corps, et elle n’est que la série de ces représentations. Comment alors peut-elle s'élever à la connaissance adéquate, dans laquelle l’esprit s’affranchit de toute position particulière et s'élève à l’ordre de l'Être total ? Entre les deux conceptions, la contradiction est flagrante. Ajoutons que, si l'âme n’est qu’une série de représentations correspondant aux affections du corps, on ne comprend pas comment elle forme un sujet connaissant. Spinoza sait, il est vrai, que l'âme est douée de réflexion : mais la multiplicité réflexive et l’intériorité réflexive ne correspondant à rien de corporel, elles font une nouvelle dimension qui ajoute à l’ordre identique de la pensée et de l'étendue.

Enfin le nominalisme spinoziste introduit la contradiction dans le principe même, la substance. Si les notions d’ordre, unité, pluralité, etc., sont, comme Spinoza l’enseigne expressément, des notions abstraites dépourvues de signification réelle, la méthode mathématique, qui emploie ces notions, est impropre à nous livrer l’intelligence du réel.

Ces quelques explications permettront, nous l’espérons, au lecteur, de comprendre plus facilement la métaphysique spinoziste, d’où tout le reste dépend, et de ne pas se laisser prendre à la séduction de sa cohérence et de sa profondeur apparentes.

III. Doctrine métaphysique.

L’ne substance est ce qui est en soi, et, par conséquent, ce dont le concept peut être formé sans le concept d’aucune autre chose. Éth., i, déꝟ. 3. Or, la substance existe par elle-même ; elle est douée d’une infinité d’attributs infinis ; elle est unique ; elle est donc Dieu et elle est tout. Les interprètes de Spinoza se sont demandé si, dès les premières définitions de V Éthique, la substance est identifiée à Dieu, ou si. au contraire, les premières définitions laissant ouverte la question de la possibilité de plusieurs substances, toute une déduction est nécessaire pour arriver à l’unicité de la substance et à son identité avec Dieu. C’est la seconde interprétation qui est la vraie. Voir Delbos, l.a notion de substance et la notion de Dieu dans la philosophie de Spinoza, dans Revue de mélaph. el de mor., 1908, p. 7N3-7.X8 ; S. Vannl Rovighi, Lo teoria spinoziana délia sostanza c la metafisica tomistica, dans Spinoza net tenu eenlenario délia sua nascita, Milan, 1934. On pourrait estimer, en effet, qu’il existe plusieurs réalités existant en soi et concevables par soi. Voici comment Spinoza prouve que cela est impossible. Vue substance, dit il ne peut être produite, lai effet, elle ne peut être produite que par une substance d’attributs semblables, ou par une substance d’attributs différents. Dans le premier cas. les deux substances sont Identiques. Dans le second cas, il n’y a rien de commun entre la substance cause et la substance effet, ce qui est Impossible, puisque la cause doit renfermer la raison de l’effet et par conséquent avoir des attributs communs avec lui. La substance existe donc par elle-même, elle est Dieu. Pour comprendre cette démonstration, il faut se rendre compte des postulats qu’elle présuppose. Pour Spinoza, la connaissance adéquate pénètre Jusqu’au fond du concret : qui connaît une substance Intimement ne peut la cou ton dre avec rien d’au Ire ; au I renient elle ne serait plus celle substance. Par conséquent un caractère Commun à plusieurs sujets est un attribut qui n’est vu

qu’en partie, confusément ; l’attribut qu’exprime la