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SOCIALISME. CRITIQUE

tien déchargent la société de la part la plus importante de son fardeau ; ils accomplissent une tâche sociale et ils l’accomplissent bien, car il ne faudrait pas que le spectacle affligeant de certaines misères fit oublier le spectacle tout naturel des multitudes qui vivent convenablement. Que si les détenteurs exclusifs d’un pouvoir en usent de façon égoïste, la cause en est ailleurs ; ce n’est pas en leur ôtant ce pouvoir, c’est en leur inculquant de bonnes mœurs et en les guidant par de justes lois qu’on les amènera à un usage libéral et généreux de leur pouvoir exclusif au service de tous.

Mais ne peut-on pas nous objecter que, la loi étant faite pour la généralité des hommes et ceux-ci étant généralement inintelligents, égoïstes et avides, il ne faut pas attendre des propriétaires un usage social des biens, notamment des capitaux ? Les hommes étant ce qu’ils sont, instituer le régime de la propriété privée équivaut à sacrifier en fait l’intérêt général au profit de l’intérêt privé des propriétaires. Cette objection nous conduit au troisième terme ci-dessus distingué : la fin à laquelle est ordonné le régime traditionnel de propriété privée.

C’est devenu un axiome, dans les rangs des socialistes comme chez leurs adversaires, que ce régime favorise les propriétaires. Les uns, pour cette raison, le condamnent ; les autres l’excusent en arguant de l’impossibilité de le remplacer, ou en énumérant les avantages indirects et accidentels qui en résultent pour la communauté. Mais nul ne semble mettre en doute cette destination immédiate du régime au profit des propriétaires. Ne dit-on pas de ceux-ci qu’ils sont les profiteurs ou les privilégiés du régime ? Or, c’est là encore une erreur grossière. On confond le contenu objectif de la loi, son dispositif, avec son intention. Le régime légal de propriété privée contient, comme dispositif, la reconnaissance, parfois même l’attribution, dans certaines conditions, à certaines personnes, d’un pouvoir exclusif sur certains biens ; et c’est, si l’on veut, pour ces personnes, un avantage. Mais l’intention d’un tel régime, les fins que la société a poursuivies, explicitement ou non, en l’instituant ou en l’agréant, ne se confondent pas avec le dispositif ; elles sont essentiellement collectives. La question qui nous sépare des socialistes n’est pas tant de savoir si une socialisation lèse des droits légitimes ou des intérêts sordides, que de savoir si le régime collectiviste est préférable au régime de l’appropriation privée, du point de vue de l’intérêt commun.

C’est précisément cette question qui a été tranchée ci-dessus, t. xiii, col. 774, d’après les arguments d’ordre social et politique que nous a légués une tradition ancienne, encore que, par égard pour des doctrines plus récentes, l’enseignement ecclésiastique ajoute volontiers à ces arguments des considérations inspirées par la philosophie dite « du droit naturel ». Et l’on a vu que l’argumentation traditionnelle tient compte précisément des conditions réelles, peu brillantes, dans lesquelles vit et œuvre l’humanité. Avec des hommes parfaits, on se passerait assez aisément de la propriété privée ; mais précisément parce que la vertu est rare, parce que chacun s’empresse à se servir et à jouir en fuyant l’effort, ce régime est bienfaisant et moralement nécessaire. Argumentation qui ne prétend pas à la nécessité rigoureuse des démonstrations mathématiques et qu’il est permis d’examiner de plus pics, de discuter, de soumettre à l’épreuve de l’expérience. Encore faut-il n’en pas méconnaître l’énonce en déplaçant l’objet du litige.

Or, lorsque les socialistes partent de cette idée que le régime de propriété privée a évidemment pour lin l’avantage particulier des propriétaires et en concluent qu’il ne peut que par hasard et accidentellement servir l’intérêt commun, ils semblent ignorer l’état précis de la question et qu’un régime de propriété privée puisse se proposer justement de promouvoir l’intérêt général. Ils supposent gratuitement résolu ce qui est le fond du débat. Ils se forment du régime de la propriété privée une conception arbitraire, inconnue de la tradition ancienne et qui rend vaine toute discussion. Leur raisonnement ne vaut guère mieux que celui-ci : si le chef d’orchestre a l’usage exclusif de la baguette, c’est évidemment qu’elle lui est concédée pour son avantage exclusif et donc il lui est impossible d’assurer l’harmonieux concert des instruments.

2. Une absurdité économique. — L’aspect positif de l’argument socialiste invoque en faveur de la socialisation une prétendue évolution de l’économie ; en réalité, on le verra, c’est l’évolution des techniques qui est prise ici pour une évolution économique et la thèse socialiste méconnaît la nature essentielle de l’acte économique.

Assurément, du point de vue technique, on pourrait en régime socialiste, par des procédés connus, accumuler des instruments de production, les mettre en œuvre, tenir à la disposition du public un certain nombre de biens de consommation. Il n’est pas impossible, mettons les choses au mieux, que les besoins normaux ou élémentaires soient ainsi satisfaits. D’autre part, nous ne voudrions pas affirmer que les hommes doivent nécessairement organiser, sur une base purement économique, la production et la consommation. Mais ce épie Ludwig von Mises a parfaitement et définitivement mis en lumière, c’est que la socialisation des capitaux entraîne rigoureusement la négation de l’économie. Cf. L. von Mises, Le socialisme, étude économique et sociologique, Paris, 1938.

L’utilité économique ne se conçoit pas en effet sans calcul économique. Par calcul économique, n’entendons pas ce calcul purement technique par quoi l’on découvre que telles sortes et telles quantités de matières premières, tels procédés, telles combinaisons et tel volume de biens capitaux sont nécessaires pour obtenir une masse déterminée de biens de consommation. Le calcul économique est d’un autre ordre ; il est à la racine du calcul technique et lui impose ses données. La technique seule est incapable d’établir, par exemple, la liste des besoins qui méritent d’être satisfaits, de fixer leur degré relatif d’urgence, de déterminer la mesure dans laquelle il est possible ou souhaitable d’y pourvoir. Nulle science théorique ne peut décider de ces points une fois pour toutes, car la notion de besoin économique elle-même est toute relative et ne peut être fixée scientifiquement. Elle dépend d’un choix, à partir d’un calcul proprement économique qui met en balance chaque besoin virtuel avec tous les autres, réduits à une commune mesure par l’organe des prix. Économiquement, les besoins virtuels deviennent besoins actuels et efficaces lorsqu’ils sont ainsi déterminés comparativement et mesurés par un prix ; à défaut d’un tel calcul, nul besoin n’est mesurable économiquement et c’est le caprice des particuliers ou l’arbitraire des gouvernements qui décidera par exemple s’il convient d’augmenter la production des textiles ou celle des denrées alimentaires ou celle des journaux du parti : assurément cette décision n’en sera pas moins prise, mais elle n’aura pas un caractère économique.

Or, la carte économique des besoins actuels et efficaces suppose connue celle des moyens de production. Mais, dans ce domaine aussi, le choix économique ne peut résulter que d’un calcul économique. Il est possible techniquement de satisfaire un besoin donné par différents procédés et des considérations sociales, humanitaires, morales, Impérialistes, autarciques peuvent peser sur ce choix ; on prendra parti par exemple pour le traitement de matières premières naturelles