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SOCIALISME. LE MARXISME

ses premières ivresses intellectuelles. Elle correspondait parfaitement aux goûts révolutionnaires qu’il avait hérités de son éducation libérale et qu’il cultivait dans le groupe radical de la jeune gauche hégélienne. Cette présence de l’idée comme un levain au cœur de l’histoire ne faisait-elle pas de la révolution une nécessité inéluctable et la source féconde de tout progrès ?

b) Le coup de pouce feuerbachien : où la nature supplante l’idée. — Dans l’héritage intellectuel de la Révolution française la gauche hégélienne trouvait un lot d’idées matérialistes rajeunies par les savants et les philosophes du xviiie siècle, surtout La Mettrie, Helvétius. d’Holbach. Cet aspect du rationalisme devait trouver en Feuerbach son champion décidé. Celui-ci, dans un ouvrage fameux : l’Essence du christianisme (1841), affirme nettement que la nature existe et opère indépendamment de l’idée que l’homme en a : les catégories logiques, les idées universelles, les prétendues substances spirituelles ne sont que l’œuvre artificielle de la raison ou la survivance de mythes imaginaires. Loin d’être un produit ou un reflet de l’idée, la nature matérielle engendre les idées. La gauche hégélienne poussa un grand cri de soulagement en voyant tomber l’idole hégélienne ; tous devinrent immédiatement feuerbachiens, si l’on en croit Engels (préface à Ludwig Feuerbach). Notons toutefois que Feuerbach n’avait pas tranché dans le vif : à l’empire de l’idée, il n’opposait pas celui de la matière pure ; il rejetait la transcendance de l’idée pour la remplacer par une autre transcendance inavouée celle de la nature humaine. Cette inconséquence fut remarquée par Marx qui lit le pas décisif.

c) Le matérialisme dialectique. — Marx retint de la dialectique hégélienne son ferment révolutionnaire, c’est-à-dire l’immanence de la contradiction au cœur de la réalité : il retint de Feuerbach le primat réel de la nature sur l’idée ; mais il conçut la nature comme identique à la matière. Aussi le mouvement révolutionnaire, déclenché selon Hegel par la dialectique de l’idée, déclenché selon Feuerbach par l’évolution de cette nature qu’est l’humanité, devait résulter pour Marx de la dialectique de la matière. Les conditions matérielles de l’existence, auxquelles l’histoire et la science donnaient chaque jour plus d’attention, assumèrent dès lors le premier rôle ; elles devenaient en définitive déterminantes.

À l’encontre d’un matérialisme vulgaire et simpliste, le matérialisme dialectique ne nie pas l’existence de réalités immatérielles idéales : sentiments, vouloirs, droit, religion ; même il ne fait pas difficulté de reconnaître qu’à leur tour elles influent sur les réalités matérielles ; mais il les rattache à une racine élémentaire, il les asseoit sur une infrastructure profonde qui n’est autre chose que la matière et ses conditions propres ; ainsi, en définitive, l’influence même qu’elles exercent s’explique d’abord par la loi de la matière. L’histoire matérielle de l’humanité explique tous les événements politiques, intellectuels, spirituels. La matière supporte et nourrit toute cette superstructure.

On voit que K. Marx prête à la matière les mêmes virtualités infinies que Hegel découvrait dans l’idée ; ce n’est pas la matière indéterminée et indéterminante de la philosophia perennis, mais bien au contraire une matière pleine de déterminations, animée d’une loi rigoureuse. La faille métaphysique du matérialisme dialectique est la précisément ; sous le nom de matière, Marx désigne en réalité son contraire, un principe de détermination ; dialectique implique nécessité, lien, loi, ordre c’est-à-dire rationalité. Aussi tout l’effort ultérieur de Marx consistera à dégager concrètement cette rationalité, l’ordre rigoureux dont la matière crée la loi. Il y a là une illusion naïve, une équivoque sur le moi matière. À la limite, puisque le langage se laisse faire violence, en haussant la matière au rôle de principe premier et absolu de détermination, rien n’empêche de désigner sous ce nom Dieu lui-même, l’acte pur ; on se proclamera athée sans se douter qu’au nom près on adore un être répondant exactement aux mêmes conditions et doué de propriétés identiques.

Observons en passant que Marx élabore sa synthèse selon une méthode à priori, comme les meilleurs représentants allemands du rationalisme idéaliste. Il aurait pu commencer par l’expérience, par l’étude des techniques, par une connaissance consciencieuse des disciplines particulières : cette voie lente et modeste eut garanti le point de départ de sa réflexion philosophique et nourri de substance ses vastes généralisations. Il n’en fit rien. Il construisit d’abord dans l’abstrait, en disposant suivant un ordre logique nouveau les éléments conceptuels de la synthèse hégélienne déjà bouleversée par Feuerbæh. On ne saurait trop insister sur ce caractère de sa méthode. Dès 1845, le matérialisme dialectique est conçu et rigoureusement charpenté. C’est seulement plus tard que les faits historiques et que les conclusions de la science économique seront invités à se ranger dans les cadres d’avance tracés. D’où il semble bien certain que K. Marx, d’abord révolutionnaire à la mode bourgeoise des libéraux et des radicaux nourris du xviiie siècle français, a opté pour la gauche hégélienne sous l’empire de sa passion politique : qu’il est devenu anti-bourgeois, à la mode de 1848, au contact des socialistes français, élite cultivée et instruite, de type non prolétarien mais artisanal, lorsqu’il se rendit compte que la révolution, partout ailleurs étouffée, conservait dans ce seul milieu un foyer ardent et agissant. Mais le lien logique entre ce socialisme et la philosophie personnelle de Marx n’était pas encore dégagé. Il nous reste à étudier la genèse de ce lien, et avec lui, celle du socialisme proprement marxiste, lorsque K. Marx, déçu par l’échec du mouvement socialiste de 1848, découvre dans le capitalisme anglais, de type industriel et prolétarien, le dernier refuge de ses espérances révolutionnaires. Il se flattera d’y avoir réussi lorsqu’il aura interprété selon sa philosophie dialectique matérialiste les analyses économiques, pour lui toutes nouvelles, des grands théoriciens du capitalisme, notamment de Ricardo. Après 1848, Marx réfugié en Angleterre se mettra en effet à l’école des économistes anglais ; il apprendra d’eux les ressorts du régime capitaliste et son effort personnel tendra à prouver que ce régime offre enfin un champ d’application infaillible au virus révolutionnaire de la dialectique matérialiste. Alors la jonction logique sera établie, dans l’esprit de Marx, entre la dialectique révolutionnaire et une certaine interprétation des phénomènes économiques dont il a besoin, qui est son œuvre propre et faute de quoi sa dialectique ne pourrait s’appliquer. Ainsi se trouvera constitué le socialisme marxiste : c’est une âme métaphysique, le principe de la dialectique matérialiste, qui a cherché et qui a trouvé dans les théories économiques du capitalisme anglais, industriel et prolétarien, un corps pour se réaliser.

Ce sont les nécessités de l’action politique qui poussèrent Marx à abandonner la forme idéaliste de la dialectique pour se ranger au matérialisme. En ce sens, reconnaissons-le, ce matérialisme est d’abord un réalisme : ce n’est pas l’idée qui engendre le réel, c’est le réel, autrement dit la nature et l’histoire, qui est à l’origine des idées qu’on s’en fait. « La rupture avec la philosophie de Hegel se produisit ici également par le retour au point de vue matérialiste. Cela signifie qu’on se décide à concevoir le monde réel, nature et histoire, tel qu’il se présente lui-même à quiconque va à lui sans aucune billevesée idéaliste : on se décide à sacrifier