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SOCIALISME. ÉVOLUTION : LE SOCIALISME DÉMOCRATIQUE.

Après avoir débuté par l’activité révolutionnaire dans la Charbonnerie, il subit un temps l’influence saint-simonienne. Rompant avec Enfantin, Buchez s’occupa de propagande religieuse et politique, en mêlant les théories démocratiques à un positivisme vaguement catholique. Fondateur du Journal des sciences morales et politiques, qui devint l’Européen, puis la Revue nationale (1831-1848), Bûchez acquit par d’importants ouvrages (Introduction à la science de l’histoire ou Science du développement de l’humanité, 1833, et Essai d’un traité complet de philosophie au point de vue du catholicisme et du progrès, 1839) une notoriété qui, jointe à une grande honorabilité et à un vrai désintéressement, le conduisit en 1848 à l’Assemblée nationale dont il fut élu président. Quand l’Assemblée fut envahie le 15 mai, il montra quelque timidité : ce fut à la fois le sommet et la fin de sa vie publique, il mourut en 1865. L’idéal social de Buchez est à la fois archaïque et révolutionnaire, avec les intentions les plus pures : la profession s’organisera en petites associations de producteurs qui, après avoir remboursé le capital d’établissement, renonceront à la propriété personnelle et vivront fraternellement dans un entier dévouement à la communauté. C’est une sorte de communisme monastique, sur le plan de l’atelier artisanal, mais réservant l’égalité démocratique des membres, la liberté des élections, le droit pour chacun de fonder une famille et celui de sortir à son gré de l’association.

2. Pierre Leroux (1797-1871). — Traité avec une déférente pitié par les socialistes révolutionnaires et les hommes de main, il mérite attention du point de vue idéologique. Il commença, ainsi que Buchez, par les sociétés secrètes et le saint-simonisme ; mais il entra mieux que Buchez dans la sentimentalité métaphysico-religieuse du saint-simonisme décadent. Timide et gauche, extrêmement sensible, généreux et sincère, médiocre orateur, il eut peu d’influence extérieure et se complut, en dépit d’une culture assez superficielle, dans le commerce des idées philosophiques. À cet égard, il offre un curieux amalgame de croyances religieuses, reste de sa première éducation catholique, avec un fond saint-simonien de panthéisme humanitaire, le tout illustré de thèmes platoniciens et teinté d’hégélianisme. Il ne réussit jamais à formuler d’ensemble son système Sa méthode est l’analogie, parfois purement verbale, et un symbolisme intempérant. Il procède généralement par triades : sa psychologie se résume en sensation, sentiment, connaissance ; sa philosophie sociale ne connaît que l’individu, la famille, la société, correspondant aux trois termes de liberté, égalité, fraternité. La famille constitue la triade : père, mère, enfant qui, à l’instar de la triade divine : puissance, amour, intelligence, réalise l’unité. Le travail aussi est une triade, d’abord parce qu’il manifeste la vie de chaque être humain, soit par l’industrie, soit par l’art, soit par la science (triade saint-simonienne) : ensuite parce qu’il implique trois termes : capital, travail, terre ou matière ; enfin parce qu’il est rétribué en fonctions, en loisirs et en produits. Au point de vue familial, P. Leroux prône une conception du mariage aussi élevée qu’austère : monogamique et indissoluble, le mariage a pour but, non la satisfaction de l’instinct, mais le perfectionnement moral des deux époux par le sacrifice perpétuel et le dévouement mutuel dans l’amour de l’humanité. P. Leroux voit dans l’humanité une réalité objective et transcendantale dont les individus ne sont que des formes phénoménales engagées dans les conditions subjectives de l’espace et du temps. Il semble avoir emprunté à Platon ou à Hegel cette idée réelle de l’espèce. Il croit à l’immortalité de l’âme sous forme de métempsycose : « ce qui est immortel, c’est l’être abstrait universel appelé humanité, identique à l’homme et à Dieu même. Nous sommes non seulement les fils de la postérité de ceux qui ont vécu, mais réellement ces générations elles-mêmes. Les individus se perpétuent dans le sein de l’espèce ». Il trouve dans cette palingénésie la solution au problème du mal et la base d’un nouveau christianisme : « il est temps, écrit-il, de comprendre enfin et cette Chute de l’homme par laquelle, en passant de l’ignorance à la connaissance, il passe en même temps de l’unité à la distinction et à l’individualité, et cette Rédemption par laquelle, en continuant de progresser dans la connaissance, il essaye en Jésus-Christ de se régénérer dans l’unité, de rentrer à la distinction, à l’individualité. » L’humanité.

En Pierre Leroux s’ébauche un type nouveau de socialisme, très différent du socialisme français épris d’idées claires et de réalisations simplistes. L’idéalisme dialectique s’insinue chez les penseurs. Rappelons que P. Leroux s’attribuait le mérite d’avoir inventé le mot socialisme ; de fait la signification étymologique du terme convient assez à sa doctrine qui réalise les universaux.

3. Victor Considerant. — Né à Salins le 12 octobre 1808, ancien polytechnicien, il fut le meilleur disciple de Fourier. D’une plume alerte et vivante il écrivit un grand nombre de petites brochures et les principaux ouvrages suivants : Destinée sociale, 3 vol., 1834-1844 ; Théorie de l’éducation naturelle et attrayante, 1845 ; Exposition abrégée du système phalanstérien de Fourier, 1845 ; Principes du socialisme, 1847 ; Le socialisme devant le vieux monde, 1848 ; La solution ou le gouvernement direct dupeuple, 1851 ; Au Texas, 1854 ; Du Texas, 1857. Quand on sait que le principal obstacle à la propagande fouriériste résidait dans le style même de Fourier, diffus, obscur, plein de néologismes rebutants, sans ordre apparent, on ne peut douter que Considerant n’ait beaucoup contribué à propager la doctrine phalanstérienne. Mais la modestie avec laquelle Considérant se réclamait de Fourier fut fatale à ses propres idées. En elles-mêmes les idées de Considerant n’ont plus rien de révolutionnaire et elles ont perdu toute l’étrangeté ou l’extravagance des élucubrations de Fourier. Mais Considerant, engagé dans des luttes politiques contre les conservateurs, contre Thiers notamment, eut beau protester de ses intentions pures, il ne put jamais se débarrasser de l’étiquette dont Thiers l’avait affublé et qui le désignait comme socialiste à la méfiance des conservateurs. En réalité, si Considerant ne se fût jamais égaré dans la politique, il eût peut-être réussi à fonder un socialisme proprement français, réformiste, moral, conciliable avec les traditions chrétiennes La seule erreur avouée par Considerant consiste à prôner, pour l’avenir, l’introduction du divorce dans la législation matrimoniale, en vue, pense-t-il, de mieux garantir la sincérité des rapports entre conjoints et la dignité de la femme. Mais on cherche vainement dans les ouvrages de Considerant une attaque contre la propriété. Il prêche nettement l’association volontaire du capital, du travail, du talent, la répartition à chacun selon son droit, c’est-à-dire en raison de son concours, en capital, en travail ou en talent, à la production commune, la concurrence non pas étouffée mais multipliée par les

« rivalités émulatrices », les classes non pas maintenues

en luttes mais fondues par l’anéantissement des hostilités et des rancœurs séculaires, la propriété non pas supprimée ou réduite, mais multipliée et accessible à tous. « Si la propriété individuelle n’existait pas encore, il conviendrait de l’inventer tout exprès pour le phalanstère. » Le socialisme devant le vieux monde, p. 63. Considérant désavouait même certains phalanstériens « désorbités » qui semblaient n’accepter que pour un temps la survivance de la propriété : « Ils pensent que, pendant quelques centaines d’années,