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SOCIALISME. SOURCES PHILOSOPHIQUES

sociale, il est secondairement naturel de reconnaître aux hommes un droit de propriété privée qui recuit enfin du droit positif : coutume, convention ou loi, telles déterminations contingentes.

Toutefois, cette doctrine traditionnelle avait pris au xviiie siècle une coloration nouvelle, résultant d’une opposition factice entre l’état de nature et l’état social. Les éléments, que la philosophie scolastique avait distingués, pour en graduer la nécessité et en révéler l’enchaînement, dans la réalité complexe de l’ordre naturel. Grotius, Puffendorf et surtout Rousseau leur prêtèrent une réalité arbitraire. Certes il serait excessif d’affirmer, comme on l’a dit parfois de Rousseau, que ces auteurs ont cru à la réalité historique d’une humanité vivant sans loi, dans un état de nature pure. Il s’agit en principe d’un simple procédé d’exposition, d’une Action, car il faut « bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être pas existé, qui probablement n’existera jamais et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes, pour bien juger de notre état présent. » Rousseau, Œuvres, Paris, 1852, t. i. p. 532. Mais, après avoir formulé cet avertissement, l’auteur se laissait aller à décrire les avantages de l’état naturel en usant sans autre précaution du mode historique, et il est difficile de croire qu’il n’a pas été maintes fois pris à son propre jeu. De même Grotius semblait affirmer l’état de nature comme un fait passé : « Dieu, dit-il. immédiatement après la création du monde, donna au genre humain en général un droit sur toutes les choses de la terre et il renouvela cette concession dans le renouvellement du monde après le déluge. Tout était alors commun. » Le droit de la guerre et de la paix, éd. Barbeyrac. Paris. 1729. t. i. p. 265.

D’autre part, l’erreur n’était pas tant d’ordre historique que philosophique. Déjà l’antiquité, comme aussi les canonistes et théologiens du Moyen Age, avaient admis l’existence, aux origines du genre humain, d’un âge d’or où régnait la communauté des terres et des biens. Le xviiie siècle innovait, par suite d’un préjugé sentimental et philosophique, en opposant la nature à la raison, et en estimant plus humaine, plus naturelle à l’homme, une forme de vie que la raison n’avait pas encore dotée d’institutions sociales. En tout cas, cette interprétation nouvelle, cet esprit nouveau transformant la doctrine ancienne, rendit celle-ci extrêmement vulnérable. Tandis que le droit de propriété, précisément parce qu’il reposait sur le consentement universel des esprits raisonnables chez tous les peuples civilisés, avait paru jusque-là solidement appuyé sur la nature rationnelle et sociale de l’homme, on crut désormais que ce consentement ne lui offrait qu’une base fragile, voire compromettante. La plupart conclurent qu’il fallait extirper la propriété, cette invention pernicieuse de l’état de loi, ce vice de l’homme à l’état social, et ils saluèrent dans le communisme un retour aux mœurs vertueuses et simples de l’état de nature : après tout, ce que la raison humaine avait établi librement, ne pouvait-elle librement le supprimer ? Quelques-uns, cependant, préoccupés de justifier et de sauver le régime de la propriété privée, conclurent bien a tort que la théorie du consentement universel devait être abandonnée comme une position indéfendable, et ils cherchèrent dans la nature abstraite de l’homme, sans égard à la raison ni aux exigences pourtant si naturelles, de la vie en société, une position de repli absolument inviolable. Ce fut la théorie dite du droit naturel.

3. Théorie dite du droit naturel. — En dépit des apparences, cette théorie était toute nouvelle ; elle trouva d’abord peu de partisans, mais nous devons lui reconnaître une certaine importance historique, parce que l’enseignement commun des économistes et sociologues conservateurs, des philosophes chrétiens et des théologiens semble s’y être rallié, pour éviter tout à la fois la thèse surannée que l’on a qualifiée de féodale et la théorie conventionnelle dont on a oublié la saine et traditionnelle interprétation.

La théorie du droit naturel veut mettre le droit de propriété à l’abri des atteintes que la société voudrait lui porter. Elle en fait donc un trait métaphysique de la nature individuelle de l’homme, lié nécessairement à la liberté personnelle, un droit antérieur à toute agrégation sociale ; bien loin que le droit de propriété privée soit établi pour permettre et favoriser la vie en société, quitte à subir quelques atténuations lorsque la vie en société l’exigera, c’est la vie en société qui est mise au service de la propriété privée ; il semblera que les hommes se soient associés principalement pour garantir leur liberté personnelle et pour assurer leur droit naturel de propriété. On feint donc un état primitif où l’homme est absolument libre, c’est-à-dire propriétaire de soi et des œuvres qui résultent de son travail ; après quoi, comme les hommes sont maîtres absolus de ce qui leur appartient, ils limitent l’exercice de leur liberté personnelle et sacrifient certains de leurs biens propres pour entrer en société et défendre en commun l’essentiel de leurs droits. Il s’ensuit que la société ne peut entreprendre sur la liberté et la propriété individuelle que dans la mesure fixée par les individus eux-mêmes, c’est-à-dire strictement dans la mesure requise par la défense de ces droits individuels. Toute limitation de liberté individuelle, tout empiétement sur la propriété individuelle, au delà de ces limites étroites, n’est que tyrannie et usurpation. On trouve cette doctrine nettement formulée par Locke, Traité du gouvernement civil, c. iv. De la propriété des choses : « Bien que la nature ait donné toute chose en commun, l’homme néanmoins, étant le maître et le propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété… Ainsi le travail, dans le commencement, a donné le droit de propriété, partout même où il plaisait à quelqu’un de l’employer. » Barbeyrac, dans son commentaire critique sur le Droit de la nature et des gens de Puffendorf, et Burlamaqui, dans ses Principes du droit de la nature et des gens et du droit public en général, soutiennent aussi que le droit de propriété est légitime et nécessaire, en dehors de toute vie sociale, du fait de la prise de possession par le travail. Singulière théorie, en vérité ! Que peut signifier le droit de propriété pour un individu abstrait qui n’a de rapports avec aucun de ses semblables ? Cet individu a le droit de jouir du fruit de son travail, assurément ; mais pourquoi hésiterait-il a en user de même avec les productions spontanées du sol ? Et pourquoi interpréter cette main-mise et cet usage comme l’exercice d’un droit de propriété ? Que veut dire au juste s’approprier quand il n’existe aucune relation d’homme à homme ? Cette théorie, on le voit bien, repose d’une part sur une confusion entre le droit de propriété et le pouvoir préjuridique des êtres rationnels sur les choses mises par la nature à leur usage, et d’autre part elle projette ingénument la psychologie et les habitudes du propriétaire civilisé dans la conscience mystérieuse d’un individu chimérique, coupé de toute vie sociale. La simple analyse du droit de propriété révèle que cette notion suppose la société ; hors de celle-ci, aucun droit proprement dit n’est concevable. Cf. ici t. xiii, col. 764, 768, 831, 835.

Cependant les physiocrates se rallièrent et rallièrent l’économie classique à cette conception du droit naturel de propriété, qui s’harmonisait parfaitement avec leur philosophie sensualiste et utilitaire. Le droit naturel absolu et primitif pour l’homme est d’assurer sa conservation et son bien-être ; pour le diriger, deux lois naturelles d’une évidence sensible et d’une rigueur