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RUPERT DE DEUTZ. L’EXÉGÈTE


gion juive est resserrée à une seule ration, col. 1491 ; cf. Annulus, t. clxx, col. 565. Ce dernier livre, qu’il intitula Annulus, l’anneau que l’enfant prodigue veut restituer à son frère aîné, est un dialogue entre un chrétien et un juif, qui utilise les données religieuses du De Victoria Verbi ; mais il aie tort de professer que les juifs, par suite de leurs rêves terrestres, ont trouvé dans leurs Écritures un piège. Col. 574. A part cette exagération, il y a dans ces deux livres beaucoup de vues exactes, qui montrent que leur auteur savait maintenir à leur vraie place les institutions et révélations de l’Ancien Testament ; quand il se départait de l’exégèse allégorique, la Loi lui apparaissait comme » le pédagogue qui conduit au Christ ». Gal., ni, 24.

Exégèse allégorique.

Mais, il faut bien l’avouer,

la plupart des œuvres de Rupert sont gâtées par deux défauts fonciers : d’abord par l’abus des sens spirituels, défaut commun à beaucoup d’exégètes de ce temps ; puis — et ceci est une manie propre à notre auteur — par le développement de thèses théologiques qui substituent les idées de Rupert aux intentions de l’auteur sacré et faussent la perspective du Livre saint.

Pour l’allégorie qui rapporte l’Ancien Testament à Jésus-Christ, et en général pour l’interprétation figurée, il professe un goût très marqué : ces sens lui plaisent, avoue-t-il, bien plus que le sens littéral. De gloria Filii hominis, 1. VI. « Prendre un passage dont la lettre, l’écorce est obscure, et en montrer les richesses intimes, c’est même tout le mérite et la grandeur de la vie contemplative. » Pourtant ces sens mystiques « ne sont pas à la portée du populaire » ; et même ils n’ont pas été définis par les écrivains du Nouveau Testament. En cherchant ces allégories, Rupert n’est donc pas conséquent avec ses principes, d’autant que, si les apôtres s’en sont tus, « ce n’est pas la science qui leur a manqué, ni la volonté de les décrire ; mais Dieu leur a imposé le silence pour laisser aux Livres saints leur grandeur et s’accommoder à la faiblesse des esprits. » Il cite trois exemples d’exégèse allégorique dans saint Paul (Gal., iv, 24) et dans saint Jean (xix, 30, 37) : « preuve qu’ils auraient bien su expliquer tous les mystères de la Loi et des prophètes. Mais c’est, de leur part, le fait d’une louable discrétion d’avoir ainsi posé le fondement parce qu’ils savaient bien qu’il ne manquerait pas de docteurs qui après eux chercheraient ces expositions de surcroît. » In Apoc, t. VI, col. 1009-1111. De fait « le génie des Pères s’est exercé à ne laisser aucun verset de l’Écriture sans allégorie ». De offîciis, t. XII, c. xxiv, t. clxx, col. 331. Rupert est tout excusé de les avoir imités.

Mais cet abus n’est encore rien à côté de celui des systèmes a priori. Au lieu d’étudier tel livre de la Bible dans son texte et son contexte, dans son but et dans ses divisions manifestes, il lui attribue une place dans un système de théologie biblique, tout entier éclos de sa méditation. Voilà pourquoi il traite rarement un livre de la Bible isolément ; il préfère parcourir d’un seul élan tout l’Ancien Testament, tous les prophètes anciens, quitte à se déclarer fourbu vers la fin, ou même au beau milieu de sa course. De glor. Trin., t. VI, c. xxi, et t. VII, c. xvi, t. clxix, col. 140 et 158 ; In XII prophetas minores, Prol. in Nahum ; De gloria Filii hominis, 1. XII et XIII, t. clxviii. De là aussi ces titres tout théologiques de commentaires qui sont manifestement des thèses systématiques. Ces idées a priori le dominent jusque dans la disposition des parties de son travail : il ne faut pas espérer qu’elles répondront aux divisions du livre qu’il explique : il préfère en supprimer tous les chapitres qui ne vont pas à son idée, et développer les versets qui lui conviennent. Ainsi le De gloria Filii hominis, qui prétend être une explication de l’Évangile selon saint Matthieu, est construit sur cette pensée que le Fils de l’homme vérifie les quatre

symboles d’Ézéchiel ; si donc les douze premiers chapitres, développés dans neuf livres, montrent en Jésus

« la face de l’homme », les suivants sont laissés de côté,

les chapitres xxvi et xxvii sur la passion (livre X) sont rapportés à la faciès viluli, et les deux derniers symboles sont à peine expliqués en un seul livre.

Il faut pourtant dire quelques mots de ces idées générales de Rupert sur l’Écriture sainte, quelques-unes étant de son cru, et les données traditionnelles ayant été, de sa part, l’objet d’une revision sévère et de longues explications. Le moine de Liège a fort bien constaté que les « livres des prophètes dérivent de ceux de Moïse », col. 183 ; mais il est persuadé à priori que la Bible peu t et doit être ramenée à un plan unique, simple comme le Dieu qui l’a dictée : « Car toute l’Écriture canonique est un seul livre, qui tend au même but, le Verbe, qui vient d’un même Dieu et qui a été écrite d’un seul et même Esprit. » Et les acteurs de ce drame unique sont marqués in capite libri, au premier verset de la Genèse : « Ainsi les mots : In principio (— in Filio) creavit Deus cœlum et terram, et Spiritus Dei fercbatur super aquas, forment le magnifique en-tête de ce livre, et prêchent la gloire de la Trinité. » Père créateur, Fils rédempteur, Esprit-Saint sanctificateur. De glor. Trin., t. I, c. v, col. 18. Si l’on ajoute que, pour Rupert. chacune des personnes divines a, pour ainsi dire, sa zone d’influence propre, on comprendra pourquoi il divise l’Écriture sainte en trois parties fort inégales : les trois premiers chapitres de la Genèse étant rapportés au Père, le reste de l’Ancien Testament parlant sans cesse du Verbe qui se préparc à son incarnation par des manifestations déplus en plus claires, et le Nouveau Testament, y compris l’incarnation de Jésus et ses œuvres de grâce, étant l’œuvre propre du Saint-Esprit. Cette appropriation avait bien des éléments traditionnels, par exemple l’attribution au Fils de Dieu des théophanics, de la Sagesse incrééc et même des oracles prophétiques. Mais les anciens Pères, voyant bien ce qu’elle avait de systématique, y avaient fait bien des accrocs, et aucun exégète latin, du moins après Augustin, ne s’y était tenu d’une façon aussi intransigeante. Non seulement elle fournit à Rupert la division tripartite de l’immense commentaire De Trinitate et operibus ejus, 3 livres au Père, 30 livres au Fils et 9 au Saint-Esprit ; mais elle impose son exclusivisme au commentaire In XII prophetas minores et au livre De Victoria Verbi, qui l’un et l’autre se cantonnent dans la recherche des traces du Verbe dans l’Ancien Testament ; enfin l’attribution des œuvres de grâce au Saint-Esprit inspire d’une façon souvent malheureuse le commentaire de saint Jean, pour l’incarnation, pour l’institution des apôtres, pour l’eucharistie, etc. On peut dire que ce cadre trinitaire était devenu chez Rupert une hantise qui souvent obscurcissait son regard, au lieu de l’éclairer. Rien de plus artificiel à ce point de vue que le livre : De glorificatione Trinitatis, qu’il appelle plus justement De mysterio numeri ternarii, col. 166, où tous les groupes de trois lui servent de motifs à développements théologiques, depuis les trois anges d’Abraham jusqu’aux trois patriarches ou aux phrases à trois membres de l’Exode ou de la Genèse. Col. 94, 95, 125, etc.

Une autre idée mystique qu’il cherche à vérifier sans cesse, c’est le septénaire des dons du Saint-Esprit. Il la poursuit dans son De Trinitate : les sept jours de la création y sont rapportés, de même que les sept âges du monde et les sept âges de l’Église. Comme la première section est rapportée au Père, la seconde au Fils et la troisième à l’Esprit-Saint, il en résulte que ce commentaire qui prétend embrasser en somme toute l’Écriture sainte, au lieu d’en suivre les méandres providentiels, est étroitement endigué dans des canaux symétriques. Qu’en résulte-t-il ? C’est que la distribution des