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ROUSSEAU. L’EMILE


P. 135. En fait, l’homme a perdu sans doute « sa liberté naturelle et son droit illimité à tout », mais il gagne « la liberté civile ou le pouvoir de faire ce qui est permis par la loi, la propriété de tout ce qu’il possède et l'égalité de droits » avec ses semblables. Ibid., p. 137139. Il y a loin, semble-t-il, du Contrat aux Discours ; mais, dit Kant, « dans les Discours, Rousseau montre l’inévitable conflit de la culture avec la nature du genre humain, considéré comme espèce animale. Dans le Contrat, il cherche comment développer la culture pour que l’humanité en tant qu’espèce morale ne soit plus en opposition avec l’humanité comme espèce naturelle ». Mullunasslicher Anfang der Menschengeschichle, t. IV, 1786, p. 322 de l'édition Hartenstein. Cité par Delbos, Essai sur la formation de la morale de Kant, Paris, p. 123. D’autres admirateurs de Rousseau disent : dans les Discours, il étudie une question de fait ; ici, une question théorique. Cf. Izoulet, De J.-J. Rousseau, utrum misopolis fuerit an philopolis ? Paris, 1894.

Un gouvernement est nécessaire. Les mesures d’exécution des lois, ne constituant que des actes particuliers, ne peuvent relever du pouvoir législatif. L’exécutif ne sera pas indépendant, comme chez Montesquieu, mais relèvera du souverain. Quel gouvernement préférer ? Le démocratique ? Il ne peut convenir qu'à une petfte république. Le monarchique ? Le monarque ne sera-t-il pas tenté de devenir le souverain ? L’aristocratique ? Si l’aristocratie est héréditaire, non : elle fera courir les mêmes dangers que le monarchique ; si elle est élective, oui. C’est l’exécutif confié aux plus sages. L. III et IV.

Au dernier moment, Rousseau ajouta le chapitre D » la religion civile, t. IV, c. vin : 1. La religion, dit Rousseau contre Bayle, est la base de l'État, car elle fait aimer son devoir à chaque citoyen. P. 322. 2. Le souverain ayant un droit absolu sur tout ce qui est de l’intérêt général, « il y a une profession de foi purement civile, dont le souverain a le droit de fixer les articles, non comme dogmes, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bons citoyens ». P. 330. 3. Le souverain peut donc « bannir, comme incapable d’aimer les lois », quiconque repousse ces dogmes et punir de mort « qui les ayant reconnus publiquement… se conduit comme ne les croyant pas ; … il a menti devant les lois ». Ibid. 4. Os dogmes sont ceux de la religion naturelle : Dieu, providence, vie future, sainteté des lois, plus le « dogme négatif » de l’intolérance civile ou même théologique : il est impossible de vivre en paix avec ceux qui nous damnent : de l’intolérance théologique découle donc l’intolérance civile et « les prêtres se substituent au souverain ». On tolérera donc toutes les religions qui tolèrent les autres, si leurs dogmes n’ont rien de contraire aux devoirs du citoyen… Mais « quiconque ose dire : hors de l'Église, point de salut, doit être chassé de l'État ». P. 333.

Le christianisme — selon l'Évangile — est la parfaite religion de l’homme, mais il ne peut être celle du citoyen. « Une société de vrais chrétiens aurait un vice destructeur dans sa perfection. » D’abord leur patrie n’est pas de ce monde et, s’ils font leur devoir, peu leur importe comment vont les choses d’ici-bas. Ils se réjouissent même du malheur. Puis ils se laissent si facilement tromper ! Enfin et surtout « le christianisme ne prêchant que servitude…, les …chrétiens sont faits pour être esclaves ». P. 325-329. Nietzche reprendra cette vue de Rousseau.

Dans ce livre qui exerça une profonde influence sur la Révolution, Rousseau eut-il un but révolutionnaire ? Il ne semble pas. D’après A. Sorel, L’Europe et lu Révolution française, t. i, Les mœurs politiques et les traditions, 4e édit., 1897, p. 183, « le Contrat social n’a

été écrit que pour Genève ». Sans doute, Genève est le modèle que Rousseau a devant les yeux et c’est bien la Genève de Calvin et non, comme l’a soutenu F. Vuy, Origine des idées politiques de Rousseau, '2^ édit., Genève et Paris, 1889, la Genève catholique du xve siècle, à laquelle l'évêque Adhémar Fabri concéda ses franchises en 1483. Il a subi également l’influence de la théorie politique, en quelque sorte classique, des calvinistes, Jurieu, 1689 ; Locke, 1690 ; Burlamaqui, 1747 et 1751. Cf. F. D.mis, Bayle et Jurieu, Cæn, 1886, p. 55 : « La doctrine politique des Lettres pastorales (de Jurieu) contenait déjà tout le Contrat social », et Otto Gierke, Johannes Althusius und die Enlwickclung der naturrechtlichen Staatstheorien, 2e édit., Brestau, 1912. Il a subi encore l’influence du mouvement rationaliste et philosophique de son temps, que préoccupait le droit politique. Mais il a voulu imaginer un système général et théorique dont les petits États semblables à Genève pouvaient faire leur profit. Cf. Ph. Gudin, Supplément au Contrat social, applicable particulièrement aux grandes nations, Paris, 1791 ; Rahle, Rousseau’s Contrat social, Berlin, 1834 ; Arntzenius, De Staalsleev van J.-J. Rousseau, Leyde, 1876 ; M. Liepmann, Die Slaalstheorie des Contrat social, Haal, 1896 ; J. Bosanquet, Les idées politiques de Rousseau, dans Revue de métaphysique et de morale, 1912, p. 321-340 ; R. Hubert, Rousseau et l’Encyclopédie. Essai sur la formation des idées politiques de Rousseau (1742-1756), Paris, s. d., in-8° ; John Stephenson Spinck, Jean-Jacques Rousseau et Genève. Essai sur les idées politiques et religieuses de Rousseau dans leur relation avec la pensée genevoise du XVIIIe siècle, Paris, 1934, in-8°.

4. Vie errante. La lettre à Christophe de Beaumont et les Lettres écrites de la montagne (1 7(53-1 765). — Imprimé en Hollande, le Contrat social fut interdit en France ; Y Emile y fut mis en vente grâce à Malesherbes, à qui Rousseau écrivit alors les quatre Lettres des 4, 12, 26 et 28 janvier 1762, qui sont comme une ébauche des Confessions. Voir Correspondance, t. x. Cf. Belin, Le mouvement philosophique en Erance de 1748 à 1789. Étude sur la diffusion des idées des philosophes à Paris, d’après les dominer, ts concernant l’histoire de la librairie, in-8°, Paris, 1913, p. 157 sq. Ces livres furent pour leur auteur l’occasion de tribulations sans fin. Le 9 juin 1762, « pour fermer la bouche aux dévots en poursuivant les jésuites », dit Rousseau, Lettre à Moultou, du 15 juin 1762, Correspondance, l. VII, n. 1113, p. 297, le Parlement condamnait Y Emile « qui ne puait composé que dans le but de ramener tout à la religion naturelle », à être « laPéré et brûlé » et décrétait l’auteur » de prise de corps ». Ibid., p. 367-370. Arrêt du parlement et Lettre du procureur général Joly de Eleury au chancelier de Lamoignon. Avec la complicité de tous, Bousseau s’enfuit a Yverdon au pays de Vaud, alors canton de Berne. Or, le 19, le Petit conseil de Genève qui, le 11, avait fait saisir Y Emile et le Contrat social, comme renfermant » des maximes dangereuses et par rapport à la religion et par rapport au gouvernement », ibid., p. 370-371, ordonnait sur le rapport du procureur général Tronehin, voir le texte de ce rapport, ibid., p. 372-374, que les deux livres, parce que « téméraires, scandaleux, impies, tendant à détruire la religion chrétienne et tous les gouvernements » fussent « lacérés et brûlés ». Voir le texte, ibid., p. 376-377. Au cas où Rousseau viendrait à Genève, il serait « appréhendé pour elle ensuite prononcé sur sa personne ». Ibid., p. 377. Le 6 juillet, Berne suit Genève et ordonne à Bousseau de quitter son territoire. Il se réfugie à Môiiers-Travers, dans la principauté de Xeuchàtel, qui appartient au roi de Prusse et dont inilord maréchal (lord Kerth) est le gouverneur. Le