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SALAIRE. MORALITÉ OBJECTIVE DU SALARIAI'


bon droit sa prétention objective, c’est-à-dire dans quelle mesure il est objectivement capable de régler et de promouvoir le travail commun au mieux des nécessités naturelles communes, analysons les causes historiques de son échec partiel.

Sans verser dans de vaines généralités, sans nous associer à certains anathèmes tardifs et aujourd’hui trop faciles, nous pouvons avancer que l’expérience faite du régime de salariat fut viciée par la philosophie « libérale ». Il ne saurait être question d’entreprendre ici la critique de ce que l’on est convenu d’appeler le libéralisme économique ; il convient de marquer seulement par quel enchaînement logique une conception philosophique et sociale devait pervertir la notion et fausser l’application du salariat.

Voyons donc quelle mutilation essentielle subit la notion de contrat de travail dans la doctrine dite libérale. Nous savons que ce contrat, analysé philosophiquement, a pour cause ou finalité objective une certaine organisation rationnelle du travail humain. La loi du travail humain est de pourvoir aux nécessités vitales, individuelles et sociales de l’humanité ; c’est dans cette finalité qu’il se justifie : et même, disons-le, c’est par là qu’il se définit essentiellement, car il n’y a pas de véritable travail humain si les transformations de la matière extérieure, quelque pénibles et coûteuses qu’elles puissent être, ne tendent pas à ce but. Le régime de. salariat se légitime donc, mieux, il se définit comme mode d’organisation du travail humain, en tant qu’il conduit le travail humain à cette fin. Or, c’est cette considération essentielle que le libéralisme économique exclut méthodiquement, ne voyant comme moteur essentiel de l’activité humaine que les intérêts personnels, et laissant aux « lois naturelles » le soin d’en solutionner les conflits. Mais, si un médecin, dans l'établissement de ses ordonnances et dans la dispensation de ses soins, osait ne prendre en considération que son intérêt purement personnel, ce serait miracle que son art, réglé du seul point de vue des honoraires, améliorât l'état des malades. L’odieux de l’interprétation mercantile éclate à tous les yeux lorsqu’il s’agit de l’acte médical. Or, la théologie morale repousse l’interprétation purement mercantile même lorsqu’il s’agit de professions dites lucratives. Pour saint Thomas, la finalité du commerce n’est pas le lucre, mais le service de la communauté, pourvue de fournitures utiles par les soins du marchand ; le bénéfice est admis en seconde ligne, comme une sorte de rouage technique assurant l’exécution convenable et permanente du service. Il faudra sans aucun doute introduire dans la conception du salariat un principe d’honorabilité morale analogue : que le chef d’entreprise et que l’ouvrier, en formant le contrat de travail, poursuivent d’abord une fin honnête, et consistant à assurer à la communauté les services et les biens nécessaires ; cette vue, dominée par les lois morales et sociales de la vie politique, doit gouverner de haut les conditions de formation et d’exécution du contrat ; le mobile lucratif, ici l’intention du profit, là celle du salaire, ne doit intervenir qu’ensuite, comme un ressort nécessaire à la mise en marche et au fonctionnement régulier du système.

d) Conclusion. — On le voit, si l’expérience d’un pur régime de salariat a plus ou moins échoué, tant du point de vue social que du point de vue économique, on ne peut en tirer un argument péremptoire contre l’efficacité de ce régime. Nos analyses précédentes dessinent déjà devant nos yeux les conditions essentielles d’une expérience favorable. Dans une économie simple ou naturelle, la liaison est immédiate et consciente entre l’effort fourni et la satisfaction obtenue ; cette liaison n’est pas à concevoir sur le mode individualiste, comme si chacun devait person nellement consentir un effort laborieux pour en tirer une satisfaction exactement correspondante ; il s’agit d’un processus techniquement simple, mais humain et donc social, car il est naturel aux hommes d’unir leurs efforts en vue de suffire aux besoins de tous et pour les satisfaire en commun. Le régime de salariat intercale entre les termes du processus une instance technique ; celle-ci ne doit ni intercepter la communication entre eux, ni en renverser le sens naturel, mais au contraire son office propre est de signifier clairement et efficacement le rapport de moyen à fin qui unit l’activité laborieuse au développement des ressources vitales. À ce titre, l’organe du salaire est, de soi, parfaitement adapté et eflicace ; c’est un artifice pédagogique, comme toutes les institutions sociales, qui associe avec beaucoup d’ingéniosité et de souplesse une représentation sociale naturelle que son universalité rend peu accessible, et une représentation sociale artificielle, très apparente, qui sert de symbole significatif à la première. Le salaire unit donc deux valeurs très inégales, il sert de pivot commun à deux ordres de rapports :

a. — Un ordre naturel, c’est-à-dire éminemment rationnel, moral et social, qu’on peut désigner sous le nom d’ordre distribua/ et qui réfère les possibilités générales de la production aux possibilités générales de consommation. Cet ordre-là, quelque difficile qu’il soit à définir et à graduer, demeure toujours l’ordre essentiel ; il est dominateur et toute technique rationnelle se voue finalement à l’assurer approximative ment. Le salariat, de ce point de vue essentiel, c’està-dire en tant que pivot de la distribution, a pour mission de fournir à la multitude toutes les ressources vitales dont le besoin se fait sentir, dans la mesure toutefois des possibilités sociales.

b. —Un ordre technique, construit, que l’on peut désigner sous le nom d’ordre repartitij ou commutalij et qui, selon un rapport certain et objectif, clairement discernable, socialement déterminé par une graduation fixe et schématique, mesure la part qui revient à chacun, selon sa contribution à la production. De ce point de vue secondaire le salariat se présente comme un organe technique de répartition.

Ainsi se dégagent les deux règles fondamentales qui doivent gouverner toute politique rationnelle des salaires : en tant que pivot de la distribution, le salaire se règle, sans autre limite que le total des ressources socialement disponibles, sur les besoins de la vie sociale. Lu tant qu’organe de la répartition, le salaire se règle, quels que soient en chaque espèce les besoins particuliers du salarié et selon un taux déterminé contractuellement, sur la productivité technique de chacun.

Ces deux règles, l’une sociale, l’autre économique, appliquant respectivement le principe distributif et le principe commutatif, ne s’opposent pas. Mais il y a entre elles une hiérarchie irréversible. La seconde n’a d’autre titre de légitimité morale que de déterminer au mieux, concrètement, les conditions d’application de la première. Celle-ci gouverne, juge, au besoin supplée l’autre. La mise en œuvre technique du salaire comme organe de répartition doit se régler sur les exigences essentielles, sur la finalité distributive du salaire ; et certaines inégalités dans l’ordre répartitif, l’expérience le prouve, concourent efficacement à développer les possibilités de production et ultérieurement de distribution. Si, dans un cas particulier, le fonctionnement du salaire comme organe de répartition se trouve mis en défaut, ses exigences essentielles comme organe de distribution n’en subsistent pas moins et veulent être satisfaites par une autre technique. Néanmoins, si dans l’ensemble la technique répartitive sert convenablement la finalité distribu-