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    1. SALAIRE##


SALAIRE. ANALYSE JURIDIQUE

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sa force de travail ? On ne voit pas comment ce prétendu vendeur pourrait livrer au patron cette prétendue marchandise. L’ouvrier ne fournit pas sa force au patron ; il s’en sert, il agit, c’est-à-dire que bien loin de pouvoir livrer sa force, il la dépense et la consume de la manière qui lui est prescrite par le patron. Certes la force de travail (physique, morale, technique) est une réalité douée de valeur économique ; mais cette réalité est inséparable du travailleur ; elle ne peut être livrée et donc ce n’est pas une res susceptible d'être vendue, car il est impossible de concevoir un contrat de vente qui ne comporte pas pour le vendeur l’obligation de livrer une chose à l’acheteur.

b) Vente de la valeur produite ? — On s’est si bien rendu compte de cette impossibilité qu’on a cherché ailleurs une marchandise susceptible d'être livrée par l’ouvrier. Celui-ci, dit-on, vend au patron le produit fabriqué ou plus précisément la part de valeur économique qui, dans le produit, résulte du pur travail ouvrier, déduction faite de la valeur des matières premières (t de la fraction de frais généraux incorporée à chaque unité de valeur produite. N’insistons pas sur les difficultés ou plutôt sur l’impossibilité absolue qui s’opposerait en pratique à l’exacte ventilation des parts attribuables à chacun des agents de la production dans la valeur du produit. Mais cette formule trop ingénieuse ne correspond aucunement, en fait, à l’intention des parties ni à la réalité économique et, en droit, elle ne soutient pas la critique.

L’observation nous montre sans conteste que le travail ouvrier contribue au dégagement des valeurs économiques et que, sans cela, l’entrepreneur n’embaucherait pas. Mais il est faux d dire que le salaire de l’ouvrier est conditionné juridiquement par la valeur produite. En effet, maints salaires sont distribués en contre-partie de services dénués de valeur économique (services personnels, distractions, plaisirs, tourisme, instruction, etc.) Et surtout, l’ouvrier, pour le travail fait, a droit à son salaire, quelle que soit la valeur ou la non-valeur du produit ouvré, s’il a observé les règles de son travail. La valeur du produit dépend non seulement de l’ouvrier, mais de circonstances économiques générales et extérieures ; et il est bien certain que l’improductivité durable d’une industrie finira par compromettre l’existence des salaires. Mais ce retentissement est indirect ; il n’atteint le salaire qu'à travers l'équilibre de l’entreprise et après la rupture préalable du contrat de travail lui-même. Ce qui montre bien que, sous la loi d’un tel contrat, le salaire n’est pas lié juridiquement à la valeur produite par le travailleur. Le salaire n’est donc pas un prix ; il est dû pour le travail fait, quelle que soit la valeur produite par ce travail et même si nulle valeur n’est produite.

D’autre part, la critique rationnelle repousse cette assimilation du salaire à un prix et de la valeur produite par l’ouvrier à une marchandise dont il céderait la propriété au patron. Une telle assimilation repose en effet sur ce postulat indéfendable que le travail confère au salarié un droit de propriété sur la valeur produite. Or, telle n’a jamais été l’intention des contractants et aucun motif de droit naturel ou positif ne permet de voir dans le travail un fait attributif de propriété, ou un mode légal d’acquérir.

Hnf, observation et analyse nous assurent que l’ouvrier n’acquiert ni ne doit acquérir, du fait de son travail salarié, aucun droit de propriété sur la valeur produite. Cette valeur ne lui appartenant pas, il ne peut la vendre à son patron. Et donc l’assimilation du contrat de travail au type juridique du contrat de vente doit être rejet ée.

2. Vain essai de. réduction au contrat de société. Beaucoup plus séduisante est la réduction du contrai

i de travail à un contrat de société. Nombre d'économistes, de réformateurs, même non socialistes, accueillent volontiers c< tte opinion.

Ce qui la rend plausible à première vue, c’est l’existence certaine d’une collaboration technique et d’une collaboration économique entre l’entrepreneur et le salarié. Collaboration technique : l’un et l’autre concertent leurs efïorts en vue de réaliser une production, de mener à bien un ouvrage, d’assurer le fonctionnement d’un service ; que leurs contributions respectives se distinguent spécifiquement, qu’elles soient d’importance inégale, on ne le nie pas ; mais elles s’insèrent dans l’unité d’un même processus technique et s’y fondent de telle sorte que le résultat final ne saurait être attribue ni à l’une ni à l’autre, mais bien à leur concert. Collaboration économique : le temps, les efforts, la science et l’habileté techniques dépensés par le patron comme par l’ouvrier dans la même entreprise représentent une mise en commun de valeurs économiques ; la prospérité économique de l’entreprise, contre-partie attendue de ces apports, bien qu’elle se communique par des détours variés et inégaux aux différents collaborateurs, ne laisse pas de tourner en fin de compte à l’avantage de tous ; inversement, la ruine de l’entreprise entraîne par répercussion directe ou indirecte, mais inéluctable, celle des ouvriers et celle des patrons.

Toutefois, l’on peut objecter à ces considérations leur trop grande généralité. Elles se bornent à mettre en lumière le « donné » préjuridique de l’interdépendance qui rend tributaires les uns des autres tous ceux qui prennent part à l’activité économique dans une société et qui les relie d’autant plus étroitement qu’ils s’acquittent de fonctions plus étroitement corrélatives. Mais toute la question est ici de savoir selon quelle technique juridique ces relations socii’es de fait seront organisées, « construites » et ajustées en droit. Dès que l’on passe contrat, il y a entre les parties une certaine entente, réglée et efficace, une certaine collaboration fondamentale : entre le vendeur et l’acheteur, entre le bailleur et le preneur en location, entre le prêteur et l’emprunteur, entre le déposant et le dépositaire. Tous les contrats supposent ce consortium général sans lequel nulle vie sociale, nulle activité juridique ne serait concevable. Il n’est pas surprenant qu’on le retrouve à la base d s rapports contractés entre le patron et l’ouvrier, mais cela ne nous renseigne pas suffisamment sur la nature formelle de ce contrat. Car précisément la technique juridique a pour but d’organiser selon certains types définis les rapports de collaboration et d’interdépendance qui s’imposent à tous les membres d’une société. La question ici n’est donc pas de savoir si les patrons et les ouvriers sont des collaborateurs, ou si leurs sorts sont liés économiquement. Il faut savoir si leurs rapports sociaux, incontestables, ont reçu, dans la construction juridique, la forme technique du contrat de société.

La question ainsi posée mérite encore examen. La notion technique de société, telle que la définit par exemple l’art. 1832 du Code civil, comporte trois éléments : apport commun, partage des bénéfices, contribution aux pertes. Or, aucun de ces éléments n’est absolument incompatible avec le contrat de travail. L’apport commun ne soulève aucune difficulté, puisqu’en matière de société les apports peuvent consister en industrie, aussi bien qu’en argent, en biens meubles ou immeubles. D’autre part, rien n’empêche d’interpréter le salaire comme une part bénéficiaire, fixée à forfait et dont le taux pourn.it se voir reviser en vue d’une adaptation plus équitable à une prospérité exceptionnelle. La contribution aux pertes, il est vrai, semble exclue du contrat de travail