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SAINT-SIMON. LA RELIGION SAINT-SIMONIENNE

garantissant du mépris des êtres à affections profondes… Qu’elle sera belle la mission du prêtre-social, homme et femme ! Qu’elle sera féconde ! … La foi spirituelle que le couple sacerdotal excitera ne l’entraînera pas au charlatanisme ; l’attrait charnel ne dégénérera pas en libertinage. Tantôt il calmera l’ardeur inconsidérée de l’intelligence ou modérera les appétits déréglés des sens ; tantôt, au contraire, il réveillera l’intelligence apathique, ou réchauffera les sens engourdis, car il connaît tout le charme de la décence et de la pudeur, mais aussi toute la grâce de l’abandon et de la volupté… Il impose la puissance de son amour aux êtres qu’un esprit aventureux ou des sens brûlants égarent, et il reçoit d’eux l’hommage d’une pudique tendresse ou le culte d’un ardent amour. Je parle du couple ; ce que je dis pour le prêtre, je le dis aussi pour la prêtresse. »

Dans la lettre écrite à sa mère, Enfantin s’explique enfin avec la dernière et la plus cruelle netteté :

« On a reproché aux prêtres chrétiens l’envahissement du

lit conjugal : on a eu tort et raison : raison, parce que leur dogme et leur pratique les rendaient incompétents ; tort, parce que, malgré leur célibat, leur conseil était encore plus favorable à la femme, au faible, que ne l’aurait été le conseil d’un guerrier… Et maintenant, mère, tu me demanderas jusqu’à quelle limite l’expression charnelle de cet amour du prêtre et de la prêtresse ira dans certains cas ?… Je conçois certaines circonstances où je jugerais que ma femme seule serait capable de donner du bonheur, de la santé et de la vie à un de mes fils en Saint-Simon, de le réchauffer dans ses bras caressants, au moment où quelque profonde douleur exigerait une profonde diversion. »

C’en était trop. A la suite de Bazard, Pierre Leroux, Carnot, Lechevalier, Transon, se retirèrent de la famille. Les deux derniers se firent fouriéristes. Bazard, épuisé de travail et brisé d’émotions, devait mourir en juillet 1832.

Pour Enfantin et ses derniers fidèles s’ouvre alors une phase nouvelle, à la fois pitoyable et pittoresque, dont nous n’avons ici à parler que brièvement, car la doctrine, de plus en plus fantastique, sombre dans une rêverie morbide. « La vérité, il ne faut plus la chercher dans Saint-Simon, dans la doctrine ; arrière les livres ! arrière les docteurs ! La vérité, elle est dans les yeux, elle est sur la face de Barthélemy-Prosper Enfantin, père et pape de l’humanité ». Charléty, op. cit., p. 136. L’idée fixe d’Enfantin fut désormais l’appel à la femme. Le fauteuil de Bazard demeura vide en attendant l’élue. Celle-ci ne paraissant pas, l’hiver de 1832 fut occupé à une fête perpétuelle, rue Monsigny. Tout Paris fut invité, on dansa joyeusement. Des femmes élégantes, curieuses, brillantes, prirent part aux fêtes, sans soupçonner le caractère religieux de ces danses et de ces plaisirs, et bien entendu sans y prendre conscience de leur vocation pontificale.

La famille y consuma à la fois ce qui lui restait de considération et ses dernières ressources. Le Globe disparut d’abord (avril 1832). Puis l’on quitta la rue Monsigny pour se retirer à Ménilmontant, où Enfantin avait une propriété patrimoniale, maison assez vaste et beau jardin. C’est là dans une vie quasi conventuelle et continente, que les derniers fidèles, une quarantaine, attendirent la femme. Le travail manuel, au jardin, à la cuisine, à l’office, à la buanderie, se faisait au chant d’hymnes saint-simoniennes et dans un accoutrement aussi singulier que symbolique : « justaucorps bleu à courtes basques, ceinture de cuir verni, casquette rouge, pantalon de coutil blanc, mouchoir noué en sautoir autour du cou, cheveux tombant sur les épaules, peignés et lissés avec soin, moustaches et barbe à l’orientale ». Reybaud, Étude sur les réformateurs, t. i, p. 109. Enfantin réunissait ses enfants et leur distribuait, dans les conférences de la famille, une doctrine apocalyptique qui trouva son expression dans le Livre nouveau, mélange confus de rêveries millénaristes, de poésie panthéiste et d’algèbre.

En février 1832, une instruction avait été ouverte contre les chefs de la famille saint-simonienne ; prévenus d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs, et en outre d’infraction à l’article 291 du Code pénal qui interdisait les réunions de plus de vingt personnes, Enfantin, Michel Chevalier, Duveyrier, Barrault et Rodrigues, entourés de tous les fidèles, comparurent devant la cour d’assises, les 27 et 28 août 1832. Tous les prévenus furent déclarés coupables par le jury, que leur attitude pontifiante et dogmatique avait vivement irrité. L’emprisonnement d’Enfantin et de Michel Chevalier fut le signal de la déchéance et de la dispersion (décembre 1832-août 1833).

Épilogue. — Les divagations qui conduisirent l’école saint-simonienne à sa fin misérable ne doivent pas nous faire oublier le rôle considérable joué au xixe siècle par les disciples dispersés. On peut affirmer que la politique économique, industrielle, bancaire, commerciale, du Second empire fut faite par les saint-simoniens. Michel Chevalier que nous avons vu follement épris de métaphysique, de poésie, puisqu’on lui doit sans doute la rédaction des pages les plus fumeuses du Livre nouveau, se réveillera polytechnicien lucide et actif, journaliste de talent ; il sera plus tard député, conseiller d’État, sénateur, membre de l’Institut ; c’est lui qui négociera le fameux traité de commerce franco-anglais signé en 1860 ; le premier en France, il lancera l’idée du canal de Panama. Mais Chevalier n’est pas une exception. Toute la clientèle saint-simonienne, israélite et polytechnicienne, les deux Péreire, Arlès-Dufour, Holstein, Lamé, Clapeyron, Flachat, Fournel, se trouvera à la tête des affaires. La création des premiers chemins de fer, l’expansion du crédit et les types nouveaux de banques, la transformation des grandes cités, le développement de la politique française en Méditerranée, seront le fait de saint-simoniens. Enfantin lui-même, avec quelques amis, dont l’ingrat de Lesseps, sera à l’origine du canal de Suez et étudiera les conditions de la colonisation algérienne. Cependant, cet animateur de grandes entreprises se considérera toujours comme un fondateur de religion ; il mêlera à ses calculs l’ivresse d’une communion avec la nature, il verra dans la Méditerranée un « lit nuptial » et dans le rapprochement de l’Orient et de l’Occident, le symbole de la chair unie à l’esprit.

Il serait injuste de penser qu’Enfantin se soit satisfait vers la fin de sa vie de réalisations matérielles. En 1858, il publia la Science de l’homme, dédiée à Napoléon III et en 1861 la Vie éternelle ; ce testament religieux et philosophique exprime en formules plus limpides que jamais son panthéisme charnel. L’immortalité de l’homme n’est pas autre chose que sa communion avec la nature.

« Je crois que ce qui est contient le résumé de ce qui fut,

dont il est le tombeau, et le germe de ce qui sera, dont il est le berceau… La coexistence en nous de ces deux vies inverses est ce qui constitue notre vie ; leur union fait notre croissance, leur lutte notre déclin ; leur attraction est notre germe de vie ; leur répulsion, notre germe de mort… Et moi je veux trouver la vie aussi bien en moi qu’en ce qui n’est pas moi, parce que junis moi à ce qui n’est pas moi, parce que je maime comme je taime : je suis saint-simonien. Quand je te parlerai de ma vie telle que je la sens, telle que je la veux, telle que je l’aime hors de moi, ne me fais donc pas des objections qui ne pourraient être appliquées qu’à ma vie telle que je la sens en moi, et réciproquement ; c’est-à-dire, ne me combats pas eu matérialiste, lorsque je me place volontairement sur le terrain spiritualiste ; ni en spiritualité, quand je veux être momentanément matérialiste. Observe si je manie bien et alternativement les deux mouvements de la pompe ; alors tu diras : vraiment Saint-Simon est là. » Lettre à Duveyrier sur la vie éternelle, notes de la Science de l’homme, p. 205.