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SAINT-SIMON. LA RELIGION SAINT-SIMONIENNE

première place lui revenait de droit, du droit de la sympathie qu’il suscitait : « Chacun, quelle que soit sa naissance, est classé selon son Amour, son savoir et son industrie… rétribué en Affection, en considération, en richesses, selon son Dévouement, son intelligence et son travail. » Ibid., p. 129. Autant de trilogies qui viennent gloser la trilogie fondamentale du saint-simonisme : beaux-arts, science, industrie.

Le schisme de Bazard. La débâcle. — Saint-Simon n’avait pas défini le rôle que réservait à la femme la religion de l’avenir. Puisque les disciples entraient dans la voie de la réalisation pratique, puisqu’ils jetaient les bases d’une association universelle, le problème de la femme ne pouvait plus être éludé.

Il fut convenu tout d’abord que le nouveau christianisme achèverait l’œuvre de libération ébauchée au profit de la femme par la religion chrétienne : « La femme est appelée à une parfaite association avec l’homme, au lieu de cette demi-servitude où elle est aujourd’hui ». Lettre de d’Eichthal à Stuart Mill, du 23 novembre 1829, op. cit., p. 46. Mais les réflexions d’Enfantin sur la vie, sur la sympathie, l’amour, le dévouement du prêtre, devaient le conduire à d’autres pensées. Il est évident que, si le prêtre est l’être le plus aimant et le plus aimé, le plus capable de ressentir et de susciter la sympathie, d’attirer et de persuader, il n’y a aucune raison de refuser à la femme la dignité sacerdotale. D’ailleurs, Ch. Fourier avait depuis longtemps émis l’idée que l’individu social, la cellule élémentaire, doit être un couple, homme et femme. Les discussions se poursuivaient et sans doute quelques échos plus ou moins déformés en parvinrent-ils au dehors puisque, dans la séance du 29 septembre, du haut de la tribune de la Chambre des députés, une triple accusation était portée contre « cette secte demi-religieuse, demi-philosophique ». L’attaque portait sur trois points : 1. la communauté de biens ; 2. la communauté de femmes ; 3. l’affiliation aux sociétés démocratiques. Bazard-Enfantin, chefs de la religion saint-simonienne, signèrent le 1er  octobre 1830 une adresse publique au président de la Chambre des députés, en vue de repousser ces accusations qui ne constituaient « en réalité que trois grossières erreurs ». En ce qui concerne les femmes, la position officielle de l’Église demeure assez conservatrice. Il ne serait question d’aucune atteinte à « la sainte loi du mariage proclamée par le christianisme ». Les saint-simoniens

« demandent comme les chrétiens, qu’un seul homme

soit uni à une seule femme », mais ils appellent la femme à un affranchissement définitif, à une complète émancipation. « Ils enseignent que l’épouse doit devenir l’égale de l’époux ; et que, selon la grâce particulière que Dieu a dévolue à son sexe, elle doit lui être associée dans l’exercice de la triple fonction du temple, de l’État et de la famille, de manière à ce que l’individu social qui, jusqu’à ce jour, a été l’homme seulement, soit désormais l’homme et la femme. » Exposition, 1re  année, 3e édit., 1831, Appendice, p. 6 et 7.

Ce texte renferme deux doctrines qui semblent avoir été communes à toute l’école : celle de l’individu social et celle de l’affranchissement définitif et complet de la femme. L’individu social est double, c’est un couple. « Toute œuvre sociale dans l’avenir est l’œuvre d’un couple, homme et femme, complément l’un de l’autre, recherché, accepté librement, dont l’union préparée par l’éducation a reçu la sanction de l’autorité religieuse, homme et femme. » O. Rodrigues, Le mariage et le divorce, dans Œuvres, t. iv, p. 126. (Cette note fut lue au Collège le 17 octobre 1831.) La doctrine de l’affranchissement définitif et de la complète émancipation de la femme, au nom de l’égalité, pouvait s’entendre comme une protestation contre le régime de mineure auquel notre législation civile et nos mœurs politiques soumettent la femme mariée et l’on peut penser que le sage Bazard, homme marié au surplus, se contentait d’une telle interprétation.

Malheureusement la pensée d’Enfantin était beaucoup plus entreprenante et hardie. Les divergences de vues entre les deux Pères ne purent demeurer longtemps cachées et elles aboutirent à un schisme, au cours des deux réunions générales de la famille tenues le 19 et le 21 novembre 1831. Pour Enfantin, l’affranchissement complet de la femme ne pouvait se concilier avec la loi trop rigoureuse de la fidélité. Ou plutôt, il devait être admis deux sortes de morale, deux formes de religion : « Le même homme avec la même femme toute la vie, voilà, une des formes de la religion ; le divorce et une nouvelle union avec un nouvel époux, voilà une seconde forme de la religion. » Enfantin, Lettre à sa mère, août 1831, Œuvres, t. xxvii, p. 195-201. En effet, la morale saint-simonienne devait respecter aussi religieusement les penchants de la chair que ceux de l’esprit, puisque les uns et les autres manifestent également et authentiquement la volonté de Dieu, la Vie, la Sympathie, l’Être. Or, on le sait bien, tout le monde n’est pas naturellement incliné de même sorte, en cette matière : si les uns ont du goût pour la constance dans leurs affections, les autres sont portés à la mobilité. Il faut respecter ces instincts, ces caractères et ne pas imposer la même règle aux personnes changeantes et aux personnes fidèles, aux mobiles et aux immobiles. Dans notre morale traditionnelle, les premières sont sacrifiées aux secondes, comme les don Juan sont sacrifiés aux Othello. Mais dans la religion saint-simonienne, « les personnes vives, coquettes, séduisantes, attrayantes, changeantes, doivent être considérées, utilisées de manière que leur caractère soit pour elles et pour l’humanité une source de joie et non de douleur ». Cette théorie, que le réformateur ne craignait pas d’exposer longuement dans une lettre à sa mère, est excellemment et franchement résumée par le jeune Ch. Duveyrier, lorsqu’il découvre qu’il y a des hommes « qui n’ont pas le sentiment du mariage, comme il y en a qui n’ont pas le sentiment de la propriété » et que la société nouvelle doit se diviser en deux mondes, « l’un vivant sous la loi du mariage, l’autre en dehors de cette loi ».

Ces idées ne pouvaient manquer de choquer ceux des saint-simoniens que n’aveuglait pas leur passion pour Enfantin. Mais elles s’exagèrent et deviennent franchement insupportables lorsque, sous prétexte de régulariser et de tempérer la liberté de l’amour, Enfantin confie au prêtre, au couple sacerdotal, une fonction des plus équivoques.

Tout d’abord, « le couple sacerdotal lie ou délie l’homme et la femme ; c’est lui qui consacre leur union ou leur divorce ». Cela n’est rien. Mais l’on se souvient du rôle qui incombe au prêtre-poôte-artiste, à celui qui rayonne et suscite autour de lui la sympathie : l’autorité du prêtre selon Saint-Simon ne saurait être purement spirituelle ; elle est vitale, c’est-à-dire à la fois spirituelle et charnelle. Le couple sacerdotal doit agir, au-delà de l’œuvre d’instruction qui incombe au théologien nouveau ou savant, par son attrait sympathique ; il doit lier, œuvre religieuse par excellence. Cette sorte d’activité « religieuse », par l’esprit et par les sens, n’est-elle pas assez clairement désignée ? Citons simplement quelques affirmations d’Enfantin, émises en novembre 1831 :

« La mission du prêtre est de sentir également les deux

natures, de régulariser et de développer les appétits sensuels et les appétits charnels. Sa mission est encore de faciliter l’union des êtres à affections profondes en les garantissant de la violence des êtres à affections vives et de faciliter également l’union et la vie des êtres à affections vives en les