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SAINT-SIMON. LA RELIGION SAINT-SIMONIENNE

importance de plus en plus considérable. Tandis que les exposés « extérieurs » se maintenaient volontiers au début sur le plan de l’économie et de la politique où ils rencontraient l’audience d’un public attentif et bienveillant, les discussions, à l’intérieur, portaient principalement sur l’aspect, ou plutôt sur le principe religieux de la doctrine. Ici régnait en maître incontesté l’enthousiaste Enfantin.

On sait que Saint-Simon louait fort le christianisme d’avoir restauré et maintenu jusqu’au xve siècle les droits de l’esprit, méconnus par le paganisme ; mais il voyait dans l’ascétisme chrétien, dans la distinction des deux pouvoirs avec subordination du temporel au spirituel, dans l’opposition du sacré et du profane, un signe d’imperfection et une promesse de prochaine déchéance pour le christianisme. Il était dans le destin du saint-simonisme d’expliciter et de prêcher une religion nouvelle, capable de surmonter les dernières antinomies devant lesquelles la doctrine chrétienne avait dû s’arrêter. L’appétit de tout généraliser, le propos de tout unifier, devait conduire le saint-simonisme à un panthéisme religieux, comportant la divinisation de l’univers, l’ennoblissement de la nature et la réhabilitation, voire l’apothéose de la chair.

Cette tendance se fit jour dès le principe. Nous en avons un témoignage aussi candide que précis dans la correspondance de Gustave d’Eichthal avec John Stuart Mill et W. Eyton Tooke. G. d’Eichthal, nouvellement converti au saint-simonisme, expliquait la doctrine à ses amis anglais, avec l’ardeur d’un néophyte, mais, détail important, sous le contrôle constant des anciens et des « Pères ». Dans une lettre à G. d’Eichthal. Eyton Tooke avait noté finement, au sujet de l’école saint-simonienne : « Elle me paraît possédée de la manie d’une unité philosophique : pour elle, produire est l’unique but des hommes… L’école est inconsciemment influencée par l’esprit de secte. » J.-S. Mill, Correspondance inédite avec d’Eichthal, Paris, 1898, p. 35-36. D’Eichthal répond à Stuart Mill : « …Vous (ainsi que Tooke) vous plaignez de ce que l’école assigne, à la société un but unique, et que ce but soit la production. L’école dans sa pensée avait toujours compris avec la production matérielle, la production scientifique et la production dans les beaux-arts ; elle a continuellement protesté que c’était ainsi qu’elle entendait le mot production, et Tooke l’a reconnu, en lui reprochant toutefois, et avec raison, de faire usage d’un mauvais mot. Mais cette formule certainement très vicieuse, l’école l’a rejetée : elle assigne pour but, à l’individu comme à la société, le perfectionnement de soi-même sous le triple rapport moral, intellectuel et pratique. Elle veut que l’homme acquière sans cesse de meilleures affections, des sciences plus complètes, une industrie plus puissante. Il n’y a pas un acte humain qui ne puisse se rattacher à l’un ou à l’autre de ces trois résultats ; et comme d’ailleurs ils sont tellement liés les uns aux autres, que le progrès d’une série est impossible sans celui des deux autres, la formule adoptée indique l’unité comme elle embrasse l’universalité des buts divers que peut se proposer l’homme. » Ibid., p. 41-42. Un peu plus loin, G. d’Eichthal explique quelle unité dans l’organisation sociale découle de cette unité dans le but : « La direction suprême ne saurait appartenir ni aux savants ni aux industriels, car ces deux classes sont seulement chargées d’exécuter les travaux, au moyen desquels la société satisfait à ses besoins. Sans doute les savants à capacité générale seront les chefs de la hiérarchie scientifique et les industriels à capacité générale seront les chefs de la hiérarchie industrielle. Mais ni les uns ni les autres ne sont placés à un point de vue suffisamment général, pour diriger la société dans la voie unitaire de son triple perfectionnement. Cette mission doit être confiée à des hommes possédés au plus haut degré de l’amour de leurs semblables, qui cherchent sans cesse à leur donner des appétits et des affections plus sociables, et qui, entourés du prestige des beaux-arts, ces nouveaux satellites de la puissance, donneront aux savants d’un côté, aux industriels de l’autre, l’impulsion la plus favorable à l’amélioration morale qu’ils poursuivent. » Ibid., p. 42-43. Et de comparer ces gouvernants suprêmes, ces artistes, aux anciens évêques de l’Église catholique ; ceux-ci étaient assistés d’un théologien (image du savant) et d’un diacre (image de l’industriel). Ainsi voit-on se former la tri ni té saint-simonienne : Artistes, savants, industriels ; mais, dans cette trinité, règne l’inégalité, car l’artiste est celui qui réalise l’unité entre les divers ministères et les diverses sortes d’activité : « L’évêque ne doit plus seulement avoir à s’occuper des besoins spirituels, mais tout aussi bien des besoins matériels, des besoins sociaux de sa congrégation : à la place du théologien apparaîtra le Corps entier des savants ; et à la place du diacre, le Corps entier des industriels. » L’idéal théocratique est en même temps aperçu et accepté, car « la division en pouvoir spirituel et en pouvoir temporel… ne subsiste pas… Elle provenait de ce que le christianisme n’avait embrassé que la partie spirituelle de l’homme et laissé de côté la partie matérielle… Dans l’avenir, l’empire de César, c’est-à-dire de la force brute, doit être anéanti : et la hiérarchie pacifique, perfectionnante, l’Église, doit seule subsister. Néanmoins il y aura toujours dans la société, comme le remarque Saint-Simon dans son mémoire sur la gravitation universelle, un pouvoir a priori et un autre a posteriori, c’est-à-dire le pouvoir combinant, et le pouvoir appliquant, représenté l’un par les savants, l’autre par les industriels : mais entre les deux, leur servant de lien, et les faisant concourir au but commun, sera le pouvoir par excellence, le pouvoir moral, le pouvoir perfectionnant ». Ibid., p. 42-45.

Dans une note annexée à cette même lettre, G. d’Eichthal apporte quelques précisions touchant la hiérarchie religieuse nouvelle et il le fait expressément comme interprète de l’école saint-simonienne :

« La constitution de la classe directrice a donné lieu

dans le sein de l’école à de vifs débats. Voici ce qui paraît devoir être définitivement adopté. Tout le travail social a pour but final d’agir sur la société elle-même, de lui préparer certaines jouissances correspondantes à certains besoins : mais, parmi les travailleurs, les uns ont immédiatement en vue le but final. Les autres l’ont en vue seulement d’une manière médiate, indirecte, leur but immédiat est l’action sur la nature extérieure. Les uns sont nécessairement la classe dirigeante, les autres la classe dirigée. L’évêque (Overseers) est le directeur par excellence. Il a devant les yeux l’ensemble des besoins sociaux, il s’occupe d’y pourvoir en mettant en activité les forces des savants et des industriels. » Mais l’évêque n’est pas seul en cette fonction : il a des auxiliaires, « pour ainsi dire comme un appendice de lui-même. », qui sont les artistes de toute sorte, par exemple « les prédicateurs (dans la chaire, les livres, les journaux), les peintres, les architectes, les musiciens ». Autour de l’évêque, tous ces artistes qu’on désigne ailleurs sous le nom de piètres, sentant, comme le Chef suprême, et par son aide, les besoins de la société, se mettent à l’unisson, font chœur avec lui pour donner l’impulsion nécessaire aux savants et aux industriels. Tel est l’ensemble de la classe directrice, qui renferme ceux qu’aux époques critiques, on appelle moralistes, littérateurs, artistes, qui prennent le nom de prêtres aux époques organiques. Suit un développement sur les deux classes combinantes et appliquantes, unies par la classe dirigeante et comparables aux théologiens et aux