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SAINT-SIMON. LES DISCIPLES

de Saint-Simon, plus exactement la doctrine saint-simonienne.

En janvier 1832, présentant au public le Nouveau christianisme, Enfantin marquera très justement la dette et l’originalité de l’école à l’égard du maître.

« Voilà la dernière parole de notre maître ; …c’est en

elle que nous avons puisé la vie religieuse qui nous anime, c’est dans ce premier livre de l’humanité nouvelle que nous avons appris ce que nous enseignons progressivement au monde. » Mais il ajoute : « Nous ne sommes pas comme les chrétiens avec leur Évangile, comme les mahométans avec le Coran, comme les Juifs et les Indiens avec leurs livres saints, tous prosternés devant une lettre morte, immuable comme l’éternité : nous sommes par Saint-Simon les hommes du progrès et, si nous reproduisons textuellement l’œuvre de notre maître, ce n’est point par un superstitieux respect pour les perfections de la parole du révélateur. » Nouveau christianisme, p. v et vi.

M. Bouglé a bien vu comment ce cercle de disciples s’est transformé en une Église, par l’élaboration progressive d’un dogme nouveau. Du reste, la nature même des écrits de Saint-Simon, fragmentaires, souvent apocalyptiques, toujours plus riches de pressentiments que de clartés, requérait cette sorte d’exégèse, tendancieuse, créatrice. Aussi, après ce que les saint-simoniens appelèrent la phase philosophique, s’ouvrit la phase « apostolique » du mouvement.

L’apostolat doctrinal (1826-1830). — Les deux principaux responsables de cette évolution furent Enfantin et Bazard, deux esprits très différents, les deux « Pères » du saint-simonisme, les deux pontifes de la nouvelle Église.

Enfantin n’avait vu qu’une fois, incidemment, Saint-Simon. Il ne se rallia au groupe qu’après la mort du maître. Mais son charme fascinant, la noblesse expressive de son visage, sa générosité communicative et sa puissance de sympathie lui assurèrent très vite un rôle personnel de premier plan. La doctrine s’en trouva marquée. Fils de banquier, polytechnicien, soldat, il s’était après Waterloo jeté dans une vie errante et active : esprit très ouvert, il avait soif d’idées et s’était fougueusement adonné aux études économiques et sociales.

Non moins passionné, mais esprit plus lucide, caractère énergique et audacieux, Bazard complétait admirablement Enfantin. Il s’était mêlé aux luttes politiques en fondant, avec l’ex-carbonaro Dugied, avec Bûchez et Flottard, la Charbonnerie française. L’échec de ses complots, la réflexion modifièrent ses idées sans étouffer ses aspirations et il se trouvait en 1825 intellectuellement disposé à recevoir le message de Saint-Simon.

De 1826 à 1828, le saint-simonisme se constitue donc en doctrine et s’étend sans bruit : les fidèles se réunissent pour discuter, pour s’instruire ; ils conversent, ils correspondent avec leurs amis, surtout avec les jeunes et bientôt ils ont la joie de conquérir de nouveaux adeptes. La propagande portée par Enfantin à l’École polytechnique fournit les premières recrues. Cette circonstance doit être notée, car elle engage l’avenir et la fécondité du saint-simonisme économique et industriel.

En dépit ou peut-être à cause même de son succès, la propagande personnelle devenait insuffisante. Trop de curiosités étaient éveillées, bienveillantes ou malignes ; les apôtres ne pouvaient plus se taire. L’exposition officielle et authentique de la doctrine fut une œuvre collective. Les anciens préparaient le fond, les plus jeunes, surtout Carnot, assumaient la rédaction. Bazard étant généralement le porte-parole de l’École. Les conférences furent données d’abord à la Caisse hypothécaire, puis, le succès exigeant un local plus vaste, dans la salle de la rue Taranne ; on en publiait le compte rendu au fur et à mesure dans un petit périodique : l’Organisateur ; mais en août 1830 paraissait le texte des dix-sept premières conférences en un volume intitulé : Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année, 1829, avec une introduction due à Enfantin et une « lettre sur Saint-Simon » de Gustave d’Eichthal. Dès la fin du cours, on faisait imprimer le second volume : Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Deuxième année, qui parut en décembre 1830. La doctrine est la même, mais sous l’influence croissante d’Enfantin, elle revêt, dans la seconde année, un caractère plus religieux.

La rédaction des conférences étant une œuvre collective, il est intéressant de noter quelle part y prirent les deux Pères saint-simoniens. Il n’est pas certain que Bazard, alors même qu’il exposait la doctrine oralement, y adhérait sans réserve ou du moins sans hésitation. Au cours d’une émouvante et décisive

« réunion générale de la famille », en novembre 1831,

Enfantin dira : « J’ai provoqué tout ce qui a été pensé, tout ce qui a été fait dans la doctrine ; je l’ai provoqué devant la négation continuelle de Bazard, de Bazard qui, toujours, demandait du temps pour réfléchir. Ceci n’est point un blâme que je jette sur le passé : c’est une justice, c’est l’expression de la vérité. Le dogme a été posé ; Bazard l’a combattu, et cependant Bazard l’a formulé, et il a su le formuler de manière à répondre à toutes les objections qu’il avait faites lui-même. » Morale, 1832. Certes, la sincérité est entière : toutefois l’on soupçonne dès maintenant entre les deux Pères une diversité de tempéraments qui, après avoir fécondé puissamment leur collaboration, devait aboutir à la crise et au schisme de 1831, lorsque fut soulevée la grave question de la femme. Mais pour l’instant, aucune ombre au tableau. L’unité de la famille est solide. Elle va même se renforcer par l’organisation de la hiérarchie saint-simonienne.

La constitution hiérarchique et les prédications religieuses. — Les premières années du saint-simonisme s’étaient écoulées dans l’étude et dans l’enseignement de la doctrine. Mais celle-ci retrouvait naturellement la pente qui, déjà chez Saint-Simon, l’avait fait glisser, sous couleur de synthèse organique, à une métaphysique panthéiste animée de sentimentalité religieuse. Toute la pratique sociale ancienne était rejetée, comme entachée de discordes antinomiques ; et on la remplaçait par une religion fervente de la solidarité sociale. Bien entendu, Enfantin fut le premier à apercevoir, sinon à provoquer cette transformation nécessaire. Mais tous l’acceptaient et se préparaient à prêcher d’exemple. Car il ne suffit pas de faire savoir aux hommes divisés, avec l’Exposition, qu’il existe « un lien d’affection, de doctrine et d’activité qui doit les unir, les faire marcher en paix, avec ordre, avec amour, vers une commune destinée, et donner à la société, au globe lui-même, au monde tout entier, un caractère d’amour, de sagesse et de beauté ». Il faut travailler pratiquement à cette mission, commencer de relier les hommes entre eux ; la religion seule peut organiser ce que les discussions théoriques ont divisé.

Bref, dans l’hôtel de la rue Monsigny qu’avait loué Enfantin, s’ébaucha une vie commune. Un groupement hiérarchique s’était déjà dessiné : le Collège était formé des anciens, tandis qu’un degré d’initiation élémentaire réunissait provisoirement les convertis. Mais l’organisation hiérarchique devait être plus poussée. Tout désignait Enfantin pour un premier rôle ; cependant Bazard représentait l’autre clément, l’autre direction de la doctrine, la raison en face du sentiment. Les plus jeunes subissaient vivement l’influence d’Enfantin. Le jour de Noël 1829, le