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SAINT-SIMON. LES DISCIPLES

celui-ci deviendra nécessairement la religion universelle et unique, car « la morale la plus générale, la morale divine, doit devenir la morale unique ; c’est la conséquence de sa nature et de son origine ». Mais à une condition, savoir que le principe sublime du christianisme : Les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres, soit accepté et présenté comme le but de tous les travaux religieux, sous une forme accessible et pratique. « Ce principe régénéré sera présenté de la manière suivante : La religion doit diriger la société vers le grand but de l’amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus pauvre. » Ibid., p. 20.

Ainsi Dieu existe, il y a une religion divine. Mais tout ce que l’on sait de divin se ramène pratiquement à ce principe philanthropique. Or, ce principe n’est nulle part clairement recommandé dans « la totalité des ouvrages écrits sur le dogme catholique avec approbation du pape et de son sacré collège », ni dans

« la totalité des prières consacrées par les chefs de

l’Église, pour être récitées par les fidèles, tant laïques qu’ecclésiastiques » ; « on reconnaît que le sacré collège a dirigé tous les fidèles vers un même but : mais il est évident que ce but n’est point le but chrétien, c’est un but hérétique ; c’est celui de persuader aux laïques qu’ils ne sont point en état de se conduire par leurs propres lumières et qu’ils doivent se laisser diriger par le clergé, sans que le clergé soit obligé de posséder une capacité supérieure à celle qu’ils possèdent. » Ibid., p. 28.

Le clergé ne connaît que la théologie, c’est-à-dire

« la science de l’argumentation sur les questions relatives au dogme et au culte ». Mais si le dogme et le

culte offrent une grande importance aux yeux des clergés hérétiques, un clergé vraiment chrétien doit

« ne considérer le culte et le dogme que comme des

accessoires religieux, ne présenter que la morale comme véritable doctrine religieuse, et n’employer le dogme et le culte que comme des moyens souvent utiles pour fixer sur elle l’attention de tous les chrétiens. » Ibid., p. 30.

L’hérésie de l’Église romaine éclate à tous les yeux, puisque les États pontificaux sont, en Europe, ceux où l’administration des intérêts publics est la plus vicieuse et la plus antichrétienne : marais pestilentiels, insuffisance de l’agriculture et de l’industrie ; les pauvres qui manquent de travail. Ibid., p. 33-34. Enfin l’Église romaine s’est révélée hérétique en ce qu’elle a consenti

« à la formation de deux institutions diamétralement

opposées à l’esprit du christianisme, celle de l’Inquisition et celle des jésuites… L’esprit de l’Inquisition est de despotisme, de violence et d’avidité ; celui de la corporation des jésuites est d’égoïsme et de ruse. Les condamnations prononcées par l’Inquisition n’ont jamais eu pour motif que de prétendus délits contre le dogme ou contre le culte, qui n’eussent dû être considérés que comme des fautes légères. » Quant à l’institution jésuitique, elle tend elle aussi à rétablir la prépondérance du culte et du dogme sur la morale,

« prépondérance qui avait été anéantie par la Révolution ».

En critiquant la Réforme, Saint-Simon est amené à expliquer ses vues sur le culte chrétien, ensemble des moyens et des circonstances les plus favorables pour faire comprendre aux fidèles le principe essentiel de la religion chrétienne et pour les inciter à mettre ce principe en pratique : par là se justifie la prédication éloquente de la morale ; de là découle le rôle des hymnes liturgiques, propres à être récitées en chœur, de manière à rendre tous les fidèles prédicateurs à l’égard les uns des autres ; de là encore il s’ensuit que les sculpteurs et les peintres devront représenter à tous les yeux le tableau des actions éminemment chrétiennes, que « les architectes doivent construire des temples de manière que les prédicateurs, que les poètes et les musiciens, que les peintres et les sculpteurs puissent à volonté faire naître dans l’âme des fidèles les sentiments de la terreur ou ceux de la joie et de l’espérance ». Ibid., p. 70.

De son côté le dogme, aujourd’hui, « ne doit plus être conçu que comme une collection de commentaires ayant pour objet des applications générales de ces considérations et de ces sentiments aux grands événements politiques qui peuvent survenir, ou pour objet de faciliter aux fidèles les applications de la morale dans les relations journalières qui existent entre eux ». Ibid., p. 76.

Saint-Simon a systématisé, somme toute, la religion utilitaire, dite positive. Le nom de Dieu, le nom du Christ figurent sur le fronton du temple ; mais le nouveau pontife est désespérément enfermé dans l’horizon terrestre. La religion devient une pédagogie comme une autre, à l’usage des esprits mineurs, et qui apprend aux hommes à s’installer ici-bas. A cette religion, fait défaut le sens même de la religion.

II. La famille saint-simonienne (1825-1864). — 1° Le « Producteur » (1825-1826). — Le Nouveau christianisme est le testament spirituel légué par Saint-Simon à ses fidèles. Quand ceux-ci, au lendemain de la mort de leur maître, décidèrent d’entretenir sa mémoire et d’approfondir son enseignement, il n’est pas douteux qu’ils s’appliquèrent surtout à méditer cet ouvrage. Cependant les disciples les plus chers, Olinde Rodrigues, Léon Halévy, le docteur Bailly, Duvergier, bientôt Barthélemy-Prosper Enfantin, puis Saint-Arnaud Bazard, s’attachèrent d’abord à réaliser un projet qu’avait fort encouragé Saint-Simon : la publication du Producteur.

C’est le 22 mai qu’on avait accompagné le convoi du maître au Père-Lachaise ; le 1er juin était constituée la société par actions qui devait publier le journal. Celui-ci n’était pas un organe proprement saint-simonien ; c’est seulement en mai 1826 que Saint-Simon y est nommé, et en même temps reconnu comme maître. Les idées émises par le Producteur, journal philosophique de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, pendant les deux années qu’il vécut, ne se présentent pas sous la forme d’un système. C’est plutôt un état d’esprit, qui n’a rien de spécifiquement saint-simonien. Il est même frappant d’y voir toujours exposées des conceptions purement philosophiques, économiques, industrielles, sans allusion au dernier état de la pensée de Saint-Simon, aux conceptions religieuses. L’avenir de l’humanité est « à l’état industriel » ; il s’agit d’exploiter le globe par l’activité matérielle, intellectuelle et morale, sous la direction de savants et par le moyen d’une organisation industrielle et économique dont voici les principaux traits : baisse progressive et disparition finale de l’intérêt ; organisation d’un système de banques mettant en contact capitalistes et industriels ; suppression de l’impôt remplacé par l’emprunt sans amortissement ; élimination de la concurrence ; disparition prochaine de la liberté de conscience, considérée comme un pis-aller provisoire, en attendant l’établissement définitif de l’état positif. Voir l’art. Socialisme.

Lorsque l’impécuniosité et la fatigue des rédacteurs condamnèrent le Producteur à disparaître, en octobre 1826, on aurait pu croire à la fin du saint-simonisme. Mais c’eût été négliger la force des liens noués entre les fidèles. En fait, ne cessait que la phase philosophique du saint-simonisme. Indépendamment du travail de rédaction auquel les astreignait la publication du journal, les saint-simoniens avaient lu et médité ensemble les doctrines de leur maître. C’est de cet échange fraternel que naquit la doctrine dite