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SAINT-SIMON. L’IDÉE RELIGIEUSE

religion. Il vénère et cultive l’ordre général des choses, dont l’expression est une loi, qui n’a pour dogmes que la science et qui n’impose d’autres pratiques morales et rituelles que les applications industrielles du dogme scientifique. Pendant cette phase de sa carrière, Saint-Simon se fit une religion de son rationalisme et prit pour idole la Nature mesurée par la science.

b) Deuxième altitude : Le nouveau christianisme. — C’est la seconde attitude adoptée par Saint-Simon à l’égard du fait religieux qui caractérise la troisième et dernière phase de sa réflexion philosophique. Jusque là, en dépit de ses préoccupations scientistes et industrialistes, le réformateur avait conservé assez de clairvoyance pour reconnaître les services rendus dans le passé par l’idée de Dieu et par l’établissement chrétien ; aussi bien, son caractère le détournait-il d’un sectarisme sans grandeur et de certaines basses querelles où s’avilissait la haine de l’Infâme. Mais il gardait l’illusion de croire que l’on pourrait désormais appliquer directement à la morale et à la politique les règles de la philosophie positive, ou de la science générale. Si la science était parfaitement généralisée, si les savants avaient en mains le pouvoir spirituel, il allait de soi que la religion, expression systématique de la science, et que la morale, application des vérités scientifiques à la conduite humaine, atteindraient leur perfection.

L’expérience ébranla cette confiance. Quand Saint-Simon avait pressé les savants de renoncer aux étroitesses de la spécialisation et de mettre en commun leurs efforts pour construire une synthèse totale, les savants s’étaient montrés peu enthousiastes, à peine attentifs. On pressent, dès 1813, cette déception qui dicta une virulente apostrophe aux physiciens. Mémoire sur la science de l’homme, p. 31. Ayant donné congé aux physiciens, Saint-Simon compte sur les physiologistes. Eux seuls peuvent mettre sur pied la morale et la politique positives, se faire entendre de leurs compatriotes en leur apportant « des idées claires sur les moyens d’améliorer leur sort », « substituer à la crainte de l’enfer la démonstration physiologiste que celui qui cherche son bonheur dans une direction qu’il sait être nuisible à la société est toujours puni par un effet inévitable des lois de l’organisation ». Ibid., p. 126-127. Mais ici autre déception. Car le temps presse ; la situation est trop critique pour que l’on s’attarde à élaborer en détail la démonstration physiologique de la morale et de la politique nouvelles. Il faut agir, entraîner, réorganiser la société européenne, et pour cela « faire marcher la pratique avant la théorie ». Travail sur la gravitation, p. 248.

Alors intervient une conception nouvelle de la religion qui va se développer dans l’esprit de Saint-Simon et trouver son expression dans le Nouveau christianisme. La religion n’est plus l’explication pure et simple, la formule synthétique de la vérité scientifique généralisée, mais un des systèmes d’application pratique de cette vérité, lorsqu’elle s’adresse à la multitude des hommes incapables de s’élever à la science générale. La religion se trouve donc parfaitement justifiée et son rôle précisé. On aura toujours besoin de donner aux formules scientifiques le caractère de

« doctrine publique » (d’idéal collectif, dirions-nous

aujourd’hui) ; de matérialiser, d’incarner les systèmes philosophiques pour leur procurer un rayonnement efficace dans la société. Les vérités scientifiques doivent donc devenir religieuses, revêtir « des formes qui les rendent sacrées, pour être enseignées aux enfants de toutes les classes et aux ignorants de tous les âges ». Introduction aux travaux, p. 215. Opportunisme ? Sans aucun doute. Mais opportunisme que Saint-Simon va légitimer, en régularisant la fonction religieuse et en lui découvrant une nécessité sociale.

Car il est normal que la vérité scientifique élaborée par le corps des savants, qui est en même temps le corps des prêtres, ne se communique que lentement au peuple. La doctrine publique ne coïncide donc jamais parfaitement avec la vérité scientifique ; alors que les savants ont déjà élaboré une nouvelle synthèse, le vulgaire adhère encore à l’ancienne, représentation inférieure de la vérité. Le rôle sacerdotal des savants consiste à faire descendre peu à peu, par une pédagogie dogmatique et cultuelle, dans l’esprit du peuple, des idées religieuses aussi vraies (scientifiques) que possibles, mais toutefois suffisamment accessibles pour que ces idées nouvelles fécondent pratiquement la vie de l’humanité. Malheur aux peuples qui rejetteraient les conceptions religieuses anciennes au nom d’une science nouvelle, avant que celle-ci ait pu trouver son vêtement religieux adéquat et efficace.

Le nouveau christianisme « était destiné à faire partie du deuxième volume des Opinions littéraires, philosophiques et industrielles ». L’intention de la brochure est constructive : « Rappeler les peuples et les rois au véritable esprit du christianisme. » Mais la partie critique en est considérable, car il s’agit de montrer que les ministres des différentes sectes chrétiennes qui se regardent réciproquement comme hérétiques, « le sont tous à des degrés différents, dans le sens vrai et moral du christianisme ». L’auteur s’attend à des plaintes et à des accusations de ce côté. Mais ce n’est pas principalement à eux que s’adresse cet écrit, « il s’adresse à tous ceux qui, classés, soit comme catholiques, soit comme protestants luthériens, ou protestants réformés, ou anglicans, soit même comme israélites, regardent la religion comme ayant pour objet essentiel la morale. » L’ouvrage prend la forme d’un dialogue entre le novateur et le conservateur. Répondant aux questions de ce dernier, le novateur affirme clairement sa foi en Dieu et en l’origine divine de la religion chrétienne. Mais il distingue aussitôt dans la religion chrétienne ce que Dieu a dit personnellement et qui n’est point susceptible de progrès, de ce que le clergé a dit au nom de Dieu et qui compose une science susceptible de perfectionnement, comme toutes les autres sciences humaines.

Ce qu’il y a de divin dans la religion chrétienne ne peut être qu’un principe rigoureusement unique. « Ce serait un blasphème, de prétendre que le Tout-Puissant ait fondé sa religion sur plusieurs principes. » Or, voici le principe sublime qui renferme tout ce qu’il y a de divin dans la religion chrétienne : Les hommes doivent se conduire en frères à l’égard les uns des autres. Et le novateur de gloser : « D’après ce principe que Dieu a donné aux hommes pour règle de leur conduite, ils doivent organiser leur société de la manière qui puisse être la plus avantageuse au plus grand nombre ; ils doivent se proposer pour but dans tous leurs travaux, dans toutes leurs actions, d’améliorer le plus promptement et le plus complètement possible l’existence morale et physique de la classe la plus nombreuse. Je dis que c’est en cela et en cela seulement que consiste la partie divine de la religion chrétienne. » Or il se trouve que les véritables chrétiens, depuis le xve siècle, c’est-à-dire ceux qui tiennent et appliquent ce principe, appartiennent presque tous à la classe des laïques. Il n’y a plus de clergé chrétien. Les clergés officiels sont tous hérétiques puisque leurs opinions, leurs morales, leurs dogmes et leurs cultes se trouvent plus ou moins en opposition avec la morale divine ; le clergé qui est le plus puissant de tous est aussi celui de tous dont l’hérésie est la plus forte. » Ibid., p. 14-15.

Cependant, au conservateur inquiet, le novateur affirme sa confiance dans l’avenir du christianisme :