Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 14.1.djvu/396

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
777
778
SAINT-SIMON. L’INDUSTRIALISME

péens formant l’avant-garde scientifique de l’espèce humaine ont suivi la direction donnée par Socrate, jusqu’au moment où les Arabes ont imaginé de chercher les lois qui régissent l’Univers, en faisant abstraction de l’idée d’une cause animée le gouvernant. Les Arabes ont guidé l’esprit humain dans le pays des découvertes jusqu’au xve siècle, époque à laquelle les Européens ont chassé les Arabes d’Espagne et les ont devancés en intelligence par les efforts qu’ils ont faits pour découvrir une loi unique à laquelle l’univers fût soumis. » Mémoire sur la science de l’homme, p. 52-53. Grâce aux savants arabes, le Moyen Age réhabilité peut donc entrer dans le Tableau historique et y occuper la place que d’avance on lui destinait. La philosophie, de l’histoire témoigne en faveur de la perfectibilité de l’esprit humain : mais les progrès de l’esprit humain ne se sont pas réalisés conformément au Tableau qu’en a esquissé Condorcet. Celui-ci n’a pas compris que l’analogie biologique donne seule à l’idée de progrès un caractère scientifique. Lettres philosophiques et sentimentales, p. 118. Le progrès de l’intelligence générale, dont l’histoire, correctement interprétée, marque les étapes, connaît les mêmes démarches, le même développement que le progrès de l’esprit individuel.

L’apport de Condillac est sans doute considérable ; ce philosophe a bien étudié la genèse des facultés intellectuelles à partir de l’animalité, comme il a expliqué la genèse des idées à partir des sensations. Mais il ne sut pas reconnaître l’importance de la synthèse dans les démarches de l’esprit ; il attribue à l’analyse, qu’il considère comme la seule opération générale de l’esprit, tout le progrès intellectuel. En réalité, estime Saint-Simon, le progrès de l’esprit se fait en deux mouvements complémentaires et tous deux également indispensables. « Par l’analyse, on remonte des faits particuliers au fait général ; par la synthèse, on descend du fait général aux faits particuliers. » Introduction aux travaux scientifiques, p. 65-66. Et voilà un thème que Saint-Simon ne cessera plus d’exploiter et dont les saint-simoniens feront grand cas. Le Tableau de Condorcet présentait les progrès de l’esprit humain selon un ordre de perfectibilité continue et linéaire. Cette vue est écartée. Les démarches de l’esprit humain suivent un rythme alternatif, passages de l’analyse à la synthèse et de la synthèse à l’analyse, dont les phases successives déterminent les périodes caractéristiques de l’histoire. Il y a des périodes a priori ou organiques, ou synthétiques et des périodes a posteriori ou critiques, ou analytiques. Il suffit pour s’en convaincre déconsidérer l’histoire de l’humanité depuis qu’avec Socrate elle est sortie de l’enfance. Socrate fut le plus grand penseur, il est le premier des modernes, parce qu’il sut allier les deux méthodes analytique et synthétique. Avant lui « les idées n’ont été qu’accolées ; il est le premier qui ait commencé à les lier systématiquement » ; il le fit en utilisant l’idée de Dieu, qui devait, pendant de longs siècles, dominer la pensée et l’histoire comme

« un instrument de combinaison scientifique ». Les

disciples immédiats de Socrate se séparèrent : l’école de Platon « a adopté le mode des considérations à priori », tandis qu’Aristote et ses successeurs procédèrent selon une logique postérioricienne. Et cette dualité marque l’histoire. Une grande période organique correspond au triomphe du platonisme et de la synthèse chrétienne. La période critique, préparée par les savants arabes à partir du viie siècle, commence de régner en Occident vers le xiie siècle, grâce à l’introduction d’Aristote, qui rend la primauté à l’esprit postérioricien.

Depuis lors la synthèse chrétienne se dissout lentement, corrodée par la critique scientifique, mais

« ce résultat n’est point un pas général ». Quelques

grands esprits, dans cette phase postérioricienne de l’histoire, semblent pressentir l’avènement d’une synthèse nouvelle dont l’apparition constituera une découverte de premier ordre. Quel prodigieux résultat scientifique ne doit-on pas attendre de la fermentation causée par la Révolution française !

Dans la pensée de Saint-Simon, l’ère qui s’achève avec les modernes postérioriciens est celle qu’inaugura la synthèse socratique, platonicienne et chrétienne, commandée par l’idée de Dieu. Il appartient à un nouveau Socrate, puisque aujourd’hui l’humanité a atteint sa pleine maturité, de créer pour deux mille ans une nouvelle synthèse, purifiée de toute trace d’imagination, riche des analyses postérioriciennes élaborées depuis six siècles, positive et forte par l’excellence de son principe organique : la loi de Newton généralisée. Ce sera, on s’en doute, l’ère saint-simonienne.

2. L’industrialisme de Saint-Simon. — Au xixe siècle, des saint-simoniens s’illustreront par la conception et la réalisation de grands travaux. Mais l’industrialisme de Saint-Simon est d’une autre sorte. Brasseur d’affaires plus qu’industriel, notre philosophe a le génie de la spéculation : il exploite l’idée du jour, la faveur des circonstances ; il ne dirige pas les entreprises, il s’y « intéresse », il y voit l’occasion de placements. Son unique réussite nous le montre sous l’aspect d’un marchand de biens.

De fait, l’industrialisme qui nous intéresse chez Saint-Simon ne dépend en rien des expériences qu’il fit en Amérique, en Espagne ou en France pendant la tourmente révolutionnaire. Comme on pouvait s’y attendre, l’industrialisme est chez lui systématique et positif ; c’est une doctrine expressément liée à la philosophie saint-simonienne de la science et de l’histoire.

Dès 1803, pour l’auteur des Lettres d’un habitant de Genève, la caractéristique essentielle de la science était de prévoir et de pouvoir être vérifiée : « Un savant est un homme qui prévoit. » Les savants n’ont pas de meilleur titre de gloire que « les vérifications qui se font de leurs opinions. » Il faut, pour interpréter correctement ces textes, les rattacher au grand courant utilitaire qui colore la pensée du xviiie siècle anglais et français. Les discussions relatives à la dérogeance (La noblesse commerçante, 1756), les polémiques sur le luxe, la condamnation de l’oisiveté, la réhabilitation des arts mécaniques et du travail manuel, l’idée nouvelle de philanthropie, et même peut-être l’imagerie maçonnique de l’ « atelier », sans parler des considérations sur la valeur et l’utilité que développent inlassablement physiocrates français et économistes anglais, signalent le règne d’une morale nouvelle, d’autant plus tyrannique qu’elle est assimilée inconsciemment. C’est une morale anti-ascétique, hostile à la contemplation, une morale de la prospérité. La vertu pour le xviiie siècle est la disposition à contribuer au bonheur d’autrui ; si, dans le catalogue traditionnel des vertus, il s’en trouve une de laquelle résulte plus de mal que de bien, cette prétendue vertu n’est qu’un vice. Mais, dans la philosophie sensualiste régnante, pour Locke, Bentham, Helvétius, Saint-Lambert, Volney, est bon ce qui est utile et bienfaisant. Du reste, la vérité même, en son essence, se définit par l’utilité : pour les encyclopédistes, la recherche désintéressée n’est qu’un pis-aller, à défaut de recherches utiles. Et d’Alembert tente même d’expliquer par une utilité possible, éventuelle, l’agrément des recherches simplement curieuses. Saint-Simon fait écho à tout son siècle lorsqu’il salue dans les applications industrielles l’intention profonde de la science, et dans le producteur le chef de l’atelier scientifique.