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SAINT-SIMON. LE MESSAGE SCIENTIFIQUE

nomie mérita la première d’entrer dans l’état positif, suivie par la chimie. Bientôt, ce sera le tour de la physiologie. La connaissance de l’homme est en train de se débarrasser des derniers préjugés religieux, pour s’offrir à une explication rationnelle et donner enfin une base positive à la médecine, à la morale et à la politique.

La philosophie, qui n’est que la science générale, pourra dès lors entrer dans l’état positif, puisque, avec l’astronomie, la chimie et la physiologie, ou en d’autres termes avec la science des corps bruts et la science des corps organisés, tout le réel sera devenu objet d’une connaissance positive, fondée sur des faits observés et discutés.

Pour faire faire à la science le pas général qui lui reste à accomplir, il faut donc réaliser en faveur de la physiologie ce qui s’est passé pour l’astronomie et pour la chimie. Or, les médecins, Burdin lui-même, son maître Chaussier, son ami Bichat, se passionnent pour la philosophie de leur spécialité. Ils penchent vers un certain vitalisme, entendu en un sens très modéré et expérimental ; les lois de la vie ne sont pas celles de la matière et certains phénomènes se rencontrent seulement dans les corps organisés. Pour Burdin, il y a trois types de forces : la force d’attraction dans l’univers cosmique, la force d’affinité dans les combinaisons chimiques, la force vitale dans les corps organisés. Mais la pensée de Saint-Simon ne se satisfait pas d’une trilogie ; elle s’élève invinciblement à l’unité, à une idée systématique, qui sera la clef de voûte de toutes les sciences et l’âme de la philosophie : la loi de Newton généralisée. Saint-Simon s’intéresse tour à tour aux trois séries de comparaisons : « entre la structure des corps bruts et celle des corps organisés », « entre les différents corps organisés » et « entre l’homme et les animaux ». Mais il s’agit au fond de manifester l’universalité de cette loi, qui supplante Dieu dans le gouvernement de l’univers et qui doit entraîner une révolution morale, politique et religieuse. Dès le principe un réformateur se dessine.

Saint-Simon est convaincu d’une part que la philosophie ne se distingue de la science que par sa plus grande généralité et, d’autre part, que tout le réel, corps bruts, corps organisés, y compris les sociétés, se trouvera parfaitement étreint lorsque, succédant à l’astronomie et à la chimie, la physiologie aura atteint son état positif. Et comme la philosophie n’est que la science générale, la philosophie cessera en même temps d’être conjecturale, pour devenir elle aussi et définitivement positive.

L’œuvre scientifique qui s’impose d’urgence est donc la constitution positive de la physiologie, science des corps organisés. Or, cette œuvre est maintenant possible, estime Saint-Simon, la grande vérité, incontestée, sera la gravitation universelle : Laplace ne l’a-t-il pas vérifiée dans sa Mécanique céleste (1796) en ce qui concerne l’équilibre et les mouvements des solides et des fluides dont se compose le système solaire ? Berthollet ne l’a-t-il pas retrouvée, sous le nom d’affinité, dans sa Statique chimique ? « Newton, grand physicien, grand géomètre et grand astronome, n’a su ni généraliser, ni coordonner ses pensées ; leur valeur philosophique lui fut entièrement inconnue. » Introduction aux travaux du xixe siècle. Saint-Simon, génie synthétique, devait être séduit précisément par cette valeur philosophique, entendez générale, de la loi découverte par Newton. La loi de la pesanteur universelle, améliorée par Saint-Simon, doit rendre compte du système physiologique, aussi bien que du système cosmique. L’amélioration dont il s’agit consiste dans une hypothèse complémentaire, touchant l’équilibre des solides et des fluides : ces deux éléments ont naturellement tendance à se pénétrer, les fluides tendant à se solidifier et les solides à leur tour tendant à être fluidifiés. Le phénomène de la vie s’explique par l’équilibre entre fluides et solides ; la mort est un processus de solidification : la pensée « est un résultat du mouvement du fluide nerveux ». « Nous imaginons, quand l’action des fluides est prépondérante dans les actes de notre intelligence ; nous raisonnons, quand l’action des solides est prépondérante. » Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, p. 170, 176. Biologie et psychologie s’expliquent par le mécanisme de la gravitation. Ces affirmations reviennent si fréquemment chez Saint-Simon que l’on est contraint d’y voir l’armature essentielle de sa philosophie.

On s’explique, du reste, que Saint-Simon ne s’attarde point à une besogne de critique minutieuse. Homme d’action, il ne perd pas son temps à contrôler la dernière ressource qui lui reste ; elle ne peut que lui inspirer confiance, puisqu’elle concentre toutes les promesses et tous les espoirs. Douter d’elle, ce serait, dans le cas, douter de soi. Aussi notre réformateur ne tarde-t-il pas à éprouver l’efficacité de son système. Lorsqu’il affirmait, dès les Lettres d’un habitant de Genève : « Il faut que les physiologistes chassent de leur société les philosophes, les moralistes et les métaphysiciens », son dessein ne pouvait faire de doute. Il faut, entendait-il, chasser ces gens-là, dont l’incapacité est évidente et dont les leçons conjecturales et enfantines ne conviennent plus à une humanité adulte ; il faut surtout les remplacer, en instituant, sur des bases scientifiques, la morale et la politique de l’avenir.

L’explication biologique, elle-même réduite au mécanisme de la gravitation, s’élargit en philosophie de l’histoire ; elle rend compte du passé et du présent avec un tel succès qu’on ne craindra plus de lui demander le secret de l’avenir. L’humanité a passé, comme fait l’individu, par différentes étapes de développement qui sont les différents âges de sa vie. On observe chez l’enfant le goût de construire ; il creuse digues et canaux, il élève sans cesse châteaux et palais, ses jeux préférés donnent carrière à son imagination fabricatrice. Avec l’adolescence, se développe l’imagination esthétique ; à. cet âge on est artiste, poète. Vient la maturité : de vingt-cinq à quarante-cinq, l’orgueil et la joie de l’homme se nourrissent de luttes victorieuses contre ses rivaux ou contre les forces secrètes de la nature. Enfin, après quarante-cinq ans, s’ouvre pour l’esprit une carrière de sage et sereine contemplation. Il en va de même pour l’humanité. Ses quatre âges sont représentés par les quatre nations qui exercèrent successivement sur la civilisation une influence prépondérante : « Les Égyptiens ont élevé les plus grands tas de pierres ; ils ont creusé les plus grands lacs ; ils ont construit les plus fortes digues qui aient été faites de main d’homme. Dans les beaux-arts, les ouvrages des Grecs servent encore de modèles. Les Romains ont surpassé leurs prédécesseurs dans l’art de la guerre. » A quel siècle reviendrait l’honneur d’inaugurer l’âge contemplatif de l’humanité ? Saint-Simon hésitait sur ce point : « D’Alembert, dans son discours préliminaire de l’Encyclopédie, Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, ont présenté le Moyen Age comme une époque durant laquelle l’esprit humain a rétrogradé. Je ne voyais pas le moyen de faire disparaître cette idée de rétrogradation. Je cherchais inutilement la manière de présenter les faits pour établir une série de progrès continus. » Cette difficulté, si candidement avouée, fut levée par l’intervention d’Œlsner qui révéla à Saint-Simon l’influence scientifique et philosophique des Arabes sur le Moyen Age occidental. « Les Euro-