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SAINT-SIMON. LE MESSAGE SCIENTIFIQUE

façon misérable, et parfois dans un complet dénuement. Il reçoit d’abord quelques secours de ses anciens amis qui se lassent ; il obtient une place de copiste au mont-de-piété ; il accepte pendant quatre ans quelques secours et l’hospitalité de son ancien domestique Diard ; après la mort de celui-ci, il se retourne vainement vers son ancien ami et associé, M. de Redern, que nulle menace, nul chantage, nul attendrissement ne fléchit. Enfin, après la mort de sa mère, un arrangement intervient entre Saint-Simon et sa famille qui consent à lui servir une rente de deux mille francs. Mais tant d’émotions et tant de privations avaient épuisé le philosophe ; coup sur coup, pendant l’hiver de 1812-1813 et l’hiver 1813-1814, une fièvre maligne et une dépression nerveuse le condamnent à se retirer dans une maison de repos. Tout semble fini. Mais notre homme est doué d’une merveilleuse faculté de rebondissement.

En octobre 1814, paraît l’ouvrage : De la réorganisation de la société européenne, signé par « M. le comte de Saint-Simon et par Augustin Thierry, son élève ». La question des secrétaires de Saint-Simon n’a pas fini de diviser les historiens. Il est de fait que Saint-Simon, de 1814 à 1817, ne peut plus être étudié indépendamment d’Augustin Thierry, ni, de 1817 à 1824, c’est-à-dire presque jusqu’à la mort, indépendamment d’Auguste Comte. Notons, en outre, que la période des secrétaires ne révèle pas seulement un Saint-Simon ordonné, méthodique, un Saint-Simon capable de traiter un sujet objectivement, débarrassé de l’obsession maladive de son moi et de ses querelles personnelles ; elle révèle chez lui une orientation nouvelle de la pensée, en ce qu’il n’ambitionne plus d’attacher son nom à une révolution copernicienne de la philosophie générale, mais qu’il se préoccupe désormais de restaurer la société politique. Faut-il attribuer cette orientation à l’influence d’Augustin Thierry, attiré par l’histoire des institutions politiques, et à celle d’Auguste Comte ? Les données nous manqueront toujours, sans doute, pour trancher directement cette question.

D’abord secrétaire et même secrétaire rémunéré pendant quelques mois, A. Comte demeura près de Saint-Simon en qualité d’élève, puis de collaborateur, toujours très personnel et souvent ombrageux, jusqu’en 1824. Alors eut lieu la rupture définitive. Comme il est naturel, chacun l’expliqua à sa façon ; Saint-Simon était retombé, au gré de Comte, dans l’état théologique, se posant en révélateur d’une mystique religieuse et sentimentale ; et inversement Saint-Simon devait dénoncer l’ « aristotisme » de son élève, son positivisme inefficace, et cette imperméabilité au sentiment religieux qui, selon notre philosophe, lui cachait l’explication totale de l’univers et de l’histoire. Quoi qu’il en soit, entre le maître et le disciple, les influences furent certainement réciproques, mais il est difficile d’en faire le départ exact. Au surplus, d’autres jeunes gens commençaient d’entourer Saint-Simon, attirés par l’étrangeté et le rayonnement du personnage : le plus aimé, le confident, était aux derniers jours Olinde Rodrigues (1794-1851). Autour de lui, lorsque le 19 mai 1825 mourut Saint-Simon, se groupait un noyau de fidèles : Léon Halévy, Bailly, Duvergier. Ce sont eux qui, au lendemain des funérailles, décidèrent de demeurer unis pour entretenir la mémoire et pour méditer l’enseignement de leur maître. Deux recrues se joignirent à eux, d’abord le jeune Barthélemy-Prosper Enfantin, puis le grave Saint-Amand Bazard. Dès lors l’école saint-simonienne existait.

La pensée de Saint-Simon. — On ne peut parler encore d’une doctrine saint-simonienne, mais l’on ne peut refuser à Saint-Simon la qualité de penseur. Avec une fougue têtue, avec une sincérité et une générosité incontestables, Saint-Simon consacra toutes ses forces, pendant plus de vingt-cinq ans, à la recherche de la vérité scientifique, morale et sociale.

A défaut d’une unité organique, les idées de Saint-Simon se sont manifestées selon un certain ordre progressif. Ce fait nous permet de les exposer sous trois rubriques qui désignent en même temps trois phases assez distinctes de leur développement. Entre 1797, date à laquelle il doit renoncer aux « affaires », et 1813, date à laquelle il semble se brouiller avec les savants, Saint-Simon fait réflexion sur la science ; de 1813 à 1821, ses pensées se portent avec prédilection sur l’industrie ; enfin de 1821 à 1825, il reconnaît la nécessité et dessine l’esquisse d’une religion. Bien entendu, ces dates ne délimitent point des phases absolument tranchées.

1. Le message scientifique de Saint-Simon. — « C’est en 1798 que je suis entré dans la carrière scientifique. » Il est facile de tourner en ridicule l’effort de cet homme, alors âgé de trente-huit ans, esprit délié et curieux, mais dénué de connaissances spéciales, prompt aux enthousiasmes de l’amateur, résolu

« d’agir d’une manière directe sur le moral de l’humanité » en faisant faire « un pas général à la science »,

en frayant « une nouvelle carrière à l’intelligence humaine ». Essayons plutôt de saisir les grandes directions de cet effort ; c’est là précisément, dans l’envergure, dans la généralité des conceptions que réside l’originalité de Saint-Simon. D’autres réformateurs, et particulièrement Fourier, ce parfait comptable, prendront la peine de décrire dans les plus humbles détails le programme de leur utopie. Un Saint-Simon ne s’abaisse pas à ces petitesses ; il voit d’abord le principe universel, il organise l’univers. Ensuite, il s’informe, comme par acquit de conscience, pour se mettre en règle avec les exigences du travail scientifique ; il évoque un certain nombre de faits et de conclusions, destinés à garnir les cadres préalablement posés. Manifestement cette dernière partie de sa tâche l’importune ; c’est là besogne de manœuvre, de « brutier », qu’il est incapable de « finir ». Ainsi ses ouvrages restent-ils à l’état d’ébauche, de préface ; leurs sous-titres sont éloquents : « Premier aperçu »,

« Première livraison servant de prospectus », « Premier brouillon », etc. Explicitement, l’auteur sollicite

des collaborations : fournisseur de vues générales, il laisse généreusement aux techniciens le soin de les étoffer et d’en faire la preuve à posteriori.

Quelle est donc l’idée-force qui a excité et soutenu l’activité intellectuelle de Saint-Simon, celle qui fit l’unité de sa pensée et de son œuvre ? L’auteur s’en explique lui-même : « Je conçus le projet de frayer une nouvelle carrière à l’intelligence humaine, la carrière physico-politique. » Il s’agit de traiter le problème de l’homme et de la société comme ceux de la physique. Cette idée était banale à l’époque. En 1796 et 1797, précisément, Cabanis avait lu devant l’Institut six des douze Mémoires qui devaient être publiés en 1802 sous le titre : Rapports du physique et du moral de l’homme. C’est au cours d’entretiens avec le Dr Burdin que Saint-Simon semble avoir découvert l’universelle généralité de ce point de vue « physico-politique », qui commandait du même coup un programme d’études. Les sciences ont commencé par être conjecturales, faute d’être appuyées sur un assez grand nombre de faits observés. Elles doivent passer de l’état conjectural à l’état positif, par une nécessité tenant au grand ordre des choses, au fur et à mesure que la multiplication des faits observés pousse le progrès de l’esprit, et en commençant par celles qui présentent le moins de complexité, c’est-à-dire par celles dont la connaissance requiert l’observation de faits plus simples et moins nombreux : c’est pourquoi l’astro-