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SAINT-SIMON. VIE

sur le dernier tome, actuellement en préparation, de la Jeunesse d’Auguste Comte, par M. H. Gouhier, pour projeter quelque lumière sur l’histoire de ces années.

La vie de Saint-Simon. — C’est en 1760 et à Paris que naquit Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon. Par sa famille il est Picard ; il est petit cousin du duc de Saint-Simon. Il aura toujours le sens de la grandeur et les anecdotes, difficilement contrôlables, qu’il rapportera touchant ses années d’enfance, mettent toutes en lumière cette passion naturelle de la noblesse et de la gloire. Il est infiniment probable que sa première formation intellectuelle fut médiocre. Mais cet original semble avoir été fort curieux de ce qui s’apprend par la vie, par la conversation, par l’expérience et les voyages. De dix-neuf à vingt-trois ans, il participe comme capitaine, puis comme aide-major général, à l’expédition d’Amérique. Il se bat très bien sans aucun doute. Mais il semble surtout s’intéresser aux affaires, et d’abord aux entreprises d’envergure, telle une communication entre les deux océans Atlantique et Pacifique. Rentré d’Amérique en 1783, Saint-Simon est, le 1er  janvier 1784, nommé mestre de camp au régiment d’Aquitaine caserne à Mézières. Afin de fuir la vie de garnison, il part en 1785 pour la Hollande ; il dit avoir médité une expédition franco-hollandaise contre les colonies de l’Inde appartenant aux Anglais. Le marquis de Vérac était ambassadeur à La Haye depuis le 4 janvier 1783 ; Vergennes prit un instant en considération un projet d’expédition franco-hollandaise contre les Indes anglaises, mais il s’en détourna dès que l’on fut rassuré sur les intentions pacifiques de l’Angleterre.

En Espagne, il rencontra le comte de Cabarrus, financier entreprenant. Mais bientôt, c’était en France la Révolution. Saint-Simon, dès l’automne de 1789, est de retour à Falvy, district de Péronne. Il est avec les patriotes, renonce à ses titres, change de nom. Le comte de Saint-Simon s’appelle désormais le citoyen Claude-Henri Bonhomme. Il considérera plus tard cette période troublée comme une expérience instructive et il se verra rétrospectivement dans l’attitude du philosophe, recueillant un précieux butin d’observations inédites et préparant les constructions futures. En fait, on le voit bien jouer un certain rôle local : il préside l’assemblée électorale de Falvy ; il prend une part active à l’assemblée primaire de Marchélepot ; il se pose en démagogue, en militant. Mais bientôt, il s’intéresse à d’autres entreprises : il spécule en grand sur les biens nationaux mis en vente par l’Assemblée. N’ayant pas de capitaux, il trouve des associés, notamment son ami, M. de Redern, ministre de Prusse en Angleterre. Arrêté le 29 brumaire an II (19 novembre 1793) pour des raisons obscures et peut-être par erreur, le citoyen Bonhomme est relâché le Il fructidor an II (28 août 1794). Ses affaires de spéculation foncière n’avaient pas souffert de son emprisonnement ; elles se développèrent par la suite et s’étendirent aux immeubles urbains ; le philosophe s’intéressa aussi à diverses entreprises industrielles et commerciales. Ce fut pour un temps l’opulence ; plus tard, aux yeux du réformateur, ç’aura été un spectacle magnifique, un inépuisable champ d’expériences concrètes. En dépit des gages qu’il a donnés à la Révolution, le ci-devant comte de Saint-Simon demeura suspect aux purs de l’extrême-gauche. Quelques feuilles répandirent le bruit de son arrestation et essayèrent du chantage. C’est l’amitié de Barras, semble-t-il, qui couvrit les agissements de notre philosophe brasseur d’affaires. Avec la richesse, dans cette, atmosphère du Directoire, les plaisirs et les femmes agrémentent ces quelques années de vie facile et dorée, exceptionnelles dans la carrière de Saint-Simon. Mais voici que son associé, M. de Redern, revenu en 1797 à Paris, s’inquiète de la tournure que prennent leurs affaires ; les dépenses personnelles de Saint-Simon, mises au compte de l’association comme frais nécessaires de représentation, ses placements aventureux, ses entreprises industrielles à rendement hypothétique, son inaptitude à toute administration sérieuse, décident M. de Redern à liquider la société. Le partage, après maintes discussions longues et épineuses sera opéré en août 1799. Mais, dès l’automne 1797, dès que lui est ôtée la direction de l’affaire, l’esprit de Saint-Simon entre en effervescence ; il déborde de vues profondes et lointaines : il rêve d’une maison de commerce et de banque comme on n’en aura jamais vu au monde, il décide de refaire son éducation dans une solitude champêtre, il propose un nouveau système de morale lié au lancement d’une nouvelle et gigantesque combinaison financière. Quelque dix ans plus tard, Saint-Simon revenant sur les événements de cette période y verra le point de départ d’une vie nouvelle, consacrée à la science. L’année 1798 est une « année tournante ».

La défection de M. de Redern qui n’entendait pas de même façon la philosophie, ne découragea pas Saint-Simon. Avec les 150 000 francs qu’il retirait du partage, il se mit donc, non loin de la quarantaine, à réaliser son grand dessein : « Je conçus le projet de frayer une nouvelle carrière à l’intelligence humaine. La carrière physico-politique. » Un apprentissage était indispensable. Saint-Simon imagina de fréquenter les plus illustres savants de l’époque. Il habita trois ans en face de l’École polytechnique, se liant avec plusieurs professeurs de cette école, pour se mettre

« au courant des connaissances acquises sur la physique

des corps bruts ». Puis, il s’initia à la biologie : « Je m’éloignai de l’École Polytechnique en 1801 ; je m’établis près de l’École de médecine. J’entrai en rapports avec les physiologistes. Je ne les quittai qu’après avoir pris connaissance exacte de leurs idées générales sur la physique des corps organisés. » Il n’hésita pas à se marier, pour faciliter, dit-il, cet apprentissage. Il épousa donc le 7 août 1801, Mlle Sophie Goury de Champgrand, maîtresse de maison accomplie, qui recevait avec beaucoup de grâce et d’esprit, mais le divorce fut prononcé dès le 24 juin 1802 ; il semble que la jeune femme voulait de moins en moins comprendre et partager la mission scientifique de son mari et communiait difficilement à son enthousiasme. Saint-Simon aurait eu alors l’idée d’épouser Mme de Staël, devenue libre en 1802 par la mort de son mari. A peine divorcé, il s’en fut à Coppet la rejoindre. Mais les choses en restèrent là.

Cependant quel profit scientifique retira Saint-Simon de ses savantes fréquentations ? Il reste qu’il connut et fréquenta quelques savants : Lagrange, Monge, Berthollet, Cabanis, Bichat. Il se lia surtout avec des jeunes comme Blainville, Burdin, Dupuytren, Prunelle, Siméon Poisson. Plusieurs étaient besogneux ; il les recevait, il les « hébergeait » même et les aidait de ses libéralités dans leurs travaux et leurs premières publications.

Lorsque Saint-Simon, en 1802, ruiné et divorcé, dut renoncer au rôle de mécène, comme il avait dû renoncer à celui de grand affairiste, le découragement ne l’atteignit pas. Le voilà libre, parfaitement libre, en vue de sa grande mission philosophique. A son tour il devra faire appel à la générosité des philanthropes, mais qu’importe ? Son personnage essentiel ne change pas : il ne peut être destiné qu’à un rôle de premier plan et ce sera désormais un rôle purement spirituel. Pendant les années qui lui restent à vivre, Saint-Simon s’attache à construire une vue nouvelle de l’univers et une organisation nouvelle de la société ; en attendant, il vit comme il peut, généralement de