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RUPERT DE DELTZ. LE THÉOLOGIEN


d’être impanationniste et de prétendre que le sacrement n’était pas reçu par les indignes. Aussi quand, au xvme siècle, parurent à Venise ses œuvres complètes, elles furent précédées d’une Apologia pro Ruperlo, rédigée sur un ton déplaisant de polémique par dom Gcrberon, qui concluait entièrement en sa faveur. Cf. P. L., t. clxvii, col. 23-186. De nos jours encore, de bons esprits ont voulu reviser les condamnations sommaires qui se perpétuent dans les manuels et, tenant compte des tâtonnements théologiques de la fin du xie siècle, peut-être aussi des bonnes intentions évidentes du moine de Liège, ont proposé de le renvoyer absous. Cf. Mgr Laminne, L’orthodoxie de Rupert de Deulz en matière eucharistique, dans Leodium, 1923, p. 1 6 sq. Ce verdict indulgent ne peut toutefois s’étendre uniformément à toutes ses œuvres et à toutes ses assertions : il serait plus équitable de dire que, dans ses cinq premiers ouvrages d’avant 1120, c’est une orthodoxie qui se fait, une pensée dès l’abord infiniment respectueuse et droite, qui cherche, avec des précautions grandissantes, l’expression juste et l’approfondissement de la doctrine commune.

Le premier essai de Rupert, le De divinis officiis, 1. II et VII, P. L., t. clxx, reste encore loin du but : les positions de départ, les énoncés dogmatiques les plus élémentaires y sont excellents, alors que les recherches de détail sont très aventureuses. Ainsi, pour la présence réelle et la transsubstantiation, tirant argument de la supériorité de notre eucharistie sur les sacrifices de l’ancienne Loi, il conclut très fermement : Statim de sancto altari panem ipsum et vinum in corpus et sanguinem suum transferendo suscipit. On remarquera qu’il ne parle pas de la substance du pain, bien moins encore de la transsubstantiation. Il continue : … eadem virtute, eadem potentia vel gratia, qua nostram de Maria virgine carnem suscipere potuil quando ooluit. De div. ofj., t. II, c. il, loc. cit., col. 35. C’est la même puissance infinie qui opéra l’incarnation et qui réalise la conversion du pain et du viii, parce que, dans les deux cas, c’est le Verbe qui intervient divinement. « C’est bien, ajoutet-il, le seul et même Verbe qui autrefois a pris chair de la vierge Marie et qui maintenant de l’autel prend l’hostie salutaire : c’est donc bien un même corps, celui qui, né de Marie, a été attaché à la croix, et celui qui, offert au saint autel, renouvelle chaque jour pour nous la passion du Seigneur. Bien plus, comme l’Église est aussi le corps du Christ, parce qu’elle a en elle l’Esprit du Christ, ce qui survient à la sainte hostie, ce n’est pas cette part de grâce que possède le prêtre qui offre le sacrifice, mais bien toute la plénitude de la divinité qui se trouve dans le corps du Christ qu’est l’Église. » De div. ofj., t. II, c. il, col. 35. Rupert ne distingue peut-être pas assez le rôle du souverain prêtre ; mais il marque d’autant mieux comment la messe est le sacrifice de l’Église. Sur les points essentiels de la doctrine du sacrifice, comme sur tous les abords du mystère eucharistique, Rupert, guidé par les textes de la liturgie, se montre hujus verilatis dignissimus testis, comme l’a reconnu Bellarmin. Cf. Le Bachelet, Auctarium Bellarminum, p. 1183.

Mais le même Bellarmin a stigmatisé sévèrement les considérations hasardeuses par lesquelles Rupert essaie d’éclairer la doctrine de l’Église : « C’est à cause de ces erreurs sur l’eucharistie que ses écrits, non dépourvus par ailleurs de doctrine, sont restés sans honneur pendant quatre siècles. » Loc. cit. Il entendait surtout condamner le De divinis officiis. Il faut bien le reconnaître, en effet : dès que l’auteur aborde, dans ce livre de jeunesse, l’explication dogmatique de la transsubstantiation, il poursuit sa pensée personnelle, sans la maintenir en relation assez intime avec les prémisses qu’il a posées. « La vive réaction contre le monophysisme en christologie, ainsi que l’accentuation trop accusée fie

l’antique parallèle entre la consécration et l’incarnation, dit Mgr Bartmann, t. ii, p. 332, amenèrent ces hommes, qui avaient la foi orthodoxe à la présence réelle, à s’égarer dans l’explication du comment. » Tel fut bien le cas de Rupert : il n’avait pas une notion assez distincte de la conversion eucharistique pour se défier de certaines comparaisons comme la transformation des rayons solaires au travers d’une lentille, De div. ofj., t. II, c. v, ou l’ignition du métal à la forge, ou encore la communication du même feu à plusieurs flambeaux. De Trin., . VI, c. xxxiii. t. ci.xvii, col. 431. Mais on découvre bien vite l’occasion principale des erreurs de Rupert ou, si l’on veut, de ses témérités de langage en matière eucharistique : ce fut sa pieuse obstination à rapprocher la conversion sacramentelle de l’union hypostatique. Cette comparaison avait été faite maintes fois par les Pères grecs de l’école d’Antioche et par les docteurs carolingiens, comme l’a noté dom Gerberon dans son Apologie pour Rupert ; mais ils n’avaient pas insisté comme lui. Et si l’on veut connaître la raison même de ce parti pris, on ne risquera guère de se tromper en la cherchant dans cette assertion de Paschase Radbert et des autres théologiens bénédictins de l’époque précédente, que le Chi ist eucharistique est le même qui s’incarna en Marie. Rupert conclut après eux : Unum idemque Verbum sursum est in carne, hic in pane. Loc. cit. Mais, comme toutes les analogies de la foi, celle-ci ne devait pas être forcée. Alger de Liège († 1130) signale l’erreur de

« ceux qui abusent de quelques paroles des saints pour

dire que, dans l’eucharistie comme dans son incarnation, le Christ unit personnellement deux substances ». Sans aller jusque-là, Rupert ne distingue pas assez soigneusement d’une part le processus de l’incarnation : assomption en unité de personne de l’humanité qui demeure réelle et complète, et d’autre part le miracle eucharistique : conversion de la substance du pain en celle de l’humanité du Christ, les espèces demeurant seuls témoins d’une réalité substantielle évanouie. C’est ce que Rupert n’a pas vii, ou ce qu’il a omis de dire, pour mieux exploiter sa comparaison favorite.

Quand il distingue les deux éléments du sacrement in fieri, et qu’il conclut : Igitur his ex rébus sacrificium nobis construit summus pontifex ; de ces éléments c’est tout l’homme qui est nourri, à savoir du Verbe de Dieu dont vit l’homme, et des fruits de la terre dont vit seulement le corps, t. II, c. ix, col. 41, on peut croire qu’il parle seulement de la matière du sacrement. Et de même, à la rigueur, quand il envisage le sacrifice consommé, et qu’il écrit : « Il faut considérer, dans le sacrifice, trois choses : la matière, le but et le fruit. Pour la matière qui est maintenant aux mains de notre pontife, elle n’est pas simple ; … tout comme dans le pontife lui-même, il y a dans l’eucharistie une substance divine et une substance terrestre. Dans les deux, il y a une substance terrestre, id quod corporaliler vel localiler videri potest », la définition est peut-être fausse, mais elle sauve l’orthodoxie de l’auteur. « Le Verbe, ajoute-t-il, qui avait pris la nature humaine, id est in carne manens, prenait la substance du pain et du vin vita média ; il joignait le pain à sa chair et le vin à son sang. » De div. ofj., t. II, c. ix, col. 40. Mais il ne précise pas assez que la chair prise par le Christ demeure réelle avec la divinité, tandis que la substance du pain devient le corps du Christ. Il ne le dit pas, parce que, confusément du moins, il pense que la substance du pain subsiste avec le corps du Christ : il a une théorie eucharistique plus ou moins dyphysite, et le mot impanatus de Guitmond d’Aversa († 1095) ne lui aurait pas fait peur.

Nous l’avons entendu dire tout à l’heure qu’il y a dans l’eucharistie un élément visible, le pain, et un élément invisible, le Christ incarné qui s’y rend pré-