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RABAN MAUR. ACTION


La pure érudition est absente des préoccupations de Raban Maur ; cette œuvre intellectuelle si vaste n’est pas animée par ce qu’on appelle la curiosité intellectuelle ; l’idée de connaître pour connaître ne semble pas être en lui. Cela se comprend, si l’on se rappelle qu’il est avant tout un moine ; il n’enseigne pas dans une université, mais dans un monastère situé aux confins de la chrétienté ; son enseignement est un apostolat. D’autres moines sont missionnaires, plusieurs deviennent évêques en des régions difficiles, aux uns et aux autres, Raban s’est donné la mission de fournir des instruments de travail, les éléments essentiels d’une culture générale théologique, indispensable à la vie religieuse et à la vie apostolique.

Pour la même raison que nous venons de dire, Raban Maur s’intéresse à toutes les branches du savoir humain. Son traité De clericorum institutione, outre la théologie proprement dite, la liturgie et d’une manière générale ce qu’on est convenu d’appeler les sciences ecclésiastiques, passe en revue le trivium et le quadrivium. Le De universo fait un peu songer à un autre ouvrage d’une autre « Renaissance », et dont le titre est resté fameux : De omni re scibili… Pourtant il ne faudrait pas le croire atteint de cette espèce de boulimie intellectuelle que l’on constate parfois chez les hommes du xvie siècle ; la « renaissance carolingienne », nous l’avons déjà signalé, est beaucoup plus modeste ; le mot « encyclopédique » pourrait d’ailleurs prêter à équivoque : il ne s’agit pas d’une universelle érudition, mais d’un ensemble de connaissances superficielles considérées comme nécessaires. La science de Raban Maur, en apparence un peu disparate, se rassemble sous une idée directrice : « faire tourner toutes les sciences profanes au profit des divines Écritures. » Léon Maître, op. cit., p. 141. Les Livres saints sont la source de toute doctrine et de toute vie, ils sont le « manuel » par excellence.

On a fait remarquer enfin, à propos des théologiens de l'époque carolingienne, « l’impossibilité où l’on se trouve… de fixer la pensée personnelle d’un auteur déterminé ». Cette remarque est particulièrement vraie de Raban Maur. Son œuvre est vaste, mais, il faut bien le reconnaître, elle est peu personnelle ; même quand il prend parti dans une controverse, il suit l’opinion et souvent prend les expressions de tel ou tel des auteurs qui l’ont précédé : Alcuin, Rède le Vénérable, Isidore de Séville, les Pères de l'Église latine, et leurs disciples immédiats. Les Pères grecs lui sont moins connus et, vraisemblablement, il les lit dans une traduction latine. Le titre de compilateur ne lui a pas été épargné : il est vrai qu’il l’est souvent, et à la lettre. Cependant, il convient ici d'ôter à ce mot ce qu’il peut avoir de péjoratif et d’un peu méprisant. De ce caractère de son œuvre Raban Maur a parfaitement conscience, il ne se pose jamais comme un créateur de système, sa méthode est une méthode de professeur, il explique des textes, à l’aide de commentaires anciens, recueillant les passages les plus intéressants, les plus adaptés aux disciplesjprésents ou lointains, pour qui il travaille. Il cite indéfiniment, il condense, il résume. Chez lui, rien de cette espèce d’enivrement que l’on remarque chez les exégètes de la Renaissance du xvie siècle ; il travaille lentement, sans émotion apparente, alignant ses références ; il est modeste dans ses formules, sans doute, et l’on pourrait penser qu’elles sont de style : elles sont sincères, mais il est tout aussi modeste dans son âme et dans ses prétentions. Dom Wilmart s’est plu à relever par exemple dans les commentaires sur le Pentateuque, composés pour Fréculfe, évêque de Lisieux, « sa manière bien caractéristique, d’exprimer son espérance de la récompense céleste

pour tant d’humbles, mais coûteux travaux ». Une invocation de Raban Maur, dans Rev. bénéd.. 1931, p. 218. Il n’est pas d’ailleurs tellement timide qu’il ne mette jamais du sien, mais son rôle essentiel est de disposer à la portée des autres l’enseignement des maîtres. Sur cette fonction qui est la sienne, il s’explique souvent. Quelques exemples seulement, choisis parmi bien d’autres.

Dans une lettre au roi Louis pour lui envoyer un commentaire sur les Paralipomènes, il écrit : Quid ego, quasi doclus magisler, per omnia ipsius flibri) mysteria indagare aut explanare potuissem ? Sed Patrum vestigia sequens, ea quæ explanala ab eis inveni, et ad similitudinem sensus eoruni (gratia Dei annuenle) per me invesiigare potui, in ordinem disposui, alque in unum opusculum colligere curavi. P. L., t. cix, col. 280. Dans la préface du De clericorum institutione, il avait dit plus clairement encore : nec per me, quasi ex me, ea proluli, sed auctoritati innilens majorum, per omnia itlorum vestigia sum seculus, Cyprianum dico atque Hilarium, Ambrosium, Hieronymum, Augustinum, Gregorium, Joannem, Damasurn, Cassiodorum, et cœteros nonnullos quorum dicta alicubi in ipso opère, ita ut ab eis scripla sunt per convenientiam posui, alicubi quoque eorum sensum meis verbis propter brevilutem operis strictim enunliavi, inlerdum vero, ubi necesse fuit, secundum exemplar eorum quædam meo sensu proluli. P. L., t. cvii, col. 296. Cependant, s’il n’a pas pourson compte personnel le souci de la propriété littéraire, il a soin de noter ses emprunts, pour rendre à chacun ce qui lui est dû ; les passages cités sont donc accompagnés des premières lettres du nom de l’auteur ; de même, ce qui est de lui est marqué de son nom ; ces indications des manuscrits ont malheureusement été souvent négligées par les copistes.

Ce procédé des « morceaux choisis » est reconnu et apprécié par les contemporains : témoin Fréculfe, demandant à Raban un commentaire sur le Pentateuque. Ce devra être un travail sommaire, un abrégé où l’on retrouvera les textes patristiques susceptibles d'élucider et le sens littéral et la signification spirituelle de l'Écriture. Les noms des auteurs anciens utilisés seront soigneusement notés à la marge ; quant à ses réflexions personnelles, Raban voudra bien les signaler par l’initiale de son nom. P. L., t. cvii, col. 439. Raban répond qu’il procédera comme il est indiqué. Cependant, si cette méthode trouve de nombreux admirateurs, elle rencontre aussi ses critiques. Raban le constate, et c’est pour lui l’occasion d’affirmer davantage l’utilité pratique du système : d’autres, peut-être, travaillent d’une manière plus personnelle ; lui, compose des florilèges. Les critiques sont d’ailleurs contradictoires : les uns l’accusent de n'être pas assez personnel, à quoi il répond que sa vocation est d'être un abréviateur, un vulgarisateur ; les autres l’accusent au » contraire de mettre trop du sien dans son œuvre : il est inutile et présomptueux, disent-ils, d’ajouter des ouvrages à tant d’autres qui existent déjà ; Raban réplique que les ouvrages des Pères existent en effet mais que, pour diverses raisons, ils sont souvent difficilement utilisables tels quels ; d’ailleurs, la chose est très simple, les gens délicats n’ont qu'à délaisser ses modestes élucubration-, et à recourir directement aux sources. Préface au commentaire sur S. Matthieu, P. L., t. cvii, col. 730.

Pour lui, il aime mieux supporter la critique que de négliger paresseusement la grâce du Christ. Op. cit., col. 729. La « torpeur » d’esprit lui paraît être la maladie de l'époque, et c’est pourquoi, nous le voyons soutenir le zèle des princes pour la continuation de l'œuvre intellectuelle de Charlemagne ; les préfaces et dédicaces à eux adressées n’ont pas d’autre raison d'être : plusieurs font allusion aux critiques faites à