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RIPALDA. THEORIE DE L’ACTE BON
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pris soin de noter qu’ils en étaient redevables à un bienfait de Dieu. Rien de plus célèbre d’ailleurs que sa conception de l’honnêteté païenne qui, dans les cas très rares où elle n’est pas un vice déguisé, provient sans aucun doute d’un don céleste. Voilà donc, d’après le grand antagoniste des pélagiens, des œuvres humainement dignes d'éloges et qui, n'étant pas inspirées par la foi, n’en sont pas moins surnaturelles, puisqu’elles sont le fruit de la grâce. Ces exemples ne prouvent-ils pas l’exactitude de la règle universelle précédemment énoncée, savoir qu’entre le ve et le viie siècle les défenseurs de la doctrine catholique étaient unanimement convaincus que, dans la vie de l’incroyant comme dans celle du croyant, tout acte conforme à la loi morale était physiquement orienté par Dieu vers la fin supérieure et gratuite qu’en fait il nous destine ? (Voir quelques autres arguments de Ripalda tirés de la raison théologique dans Capéran, Le problème du salul des infidèles, Essai historique, p. 335.)

3. Critique.

Cette exégèse, est-il besoin de le dire, ne s’impose pas. Les principes d’où elle part nous semblent contestables et les raisons qu’elle invoque en sa faveur heurtent de front, à notre avis, une interprétation courante de maintes idées ou expressions familières à saint Augustin. Ripalda suppose en effet qu’entre Pelage et ses contradicteurs la querelle portait sur les œuvres humainement bonnes, au sens moderne du mot, tout le problème consistant pour eux à déterminer si, dans notre état présent, nous pouvons les accomplir sans grâce et mériter par elles la vision intuitive. A vrai dire le sujet controversé était beaucoup plus complexe et moins précis. Ni dans un camp, ni dans l’autre, on ne distinguait clairement le naturel du préternaturel ou du surnaturel et l’enjeu de la lutte n'était pas d'établir des définitions scientifiques de ces divers ordres de perfections. Au lieu de se poursuivre pendant des siècles, le débat eût été au contraire rapidement vidé, si, du côté hérétique ou du côté catholique, on avait eu ces définitions nettement présentes à l’esprit. En réalité, loin de tout concept systématique et de toute élaboration théologique tant soit peu poussée des notions de grâce et de béatitude, sur le plan concret du dogme et de la vie chrétienne, on se disputait surtout au sujet de l’existence du péché originel, de la nécessité ou de l’effet propre du baptême et sur la dépendance de la liberté créée à l'égard d’une aide ou d’une prédestination divine. Pour sortir d’indécision en ces graves problèmes, des notions plus poussées du surnaturel et de ses rapports avec l’homme en tant que tel eussent été du plus grand secours..Malheureusement, ces notions, où les trouver alors ?

C’est en effet simplifier à l’excès le pélagianisme que de prétendre avec Ripalda qu’il contestait absolument toute espèce d'élévation divine par des dons infus. Julien d'Éclane confessait au moins que, bonne originellement, l'âme était par le baptême rendue meilleure encore et que, destinée de soi à la vita alterna, elle était orientée par l’effet de ce sacrement vers le regnum Dei. Cette vita seterna conçue comme un médius locus entre le salut parfait et la damnation, sans être l'équivalent de nos limbes, puisqu’elle n'était pas un séjour de réprouvés, n’atteste-t-elle pas pourtant que l’idée d’une double béatitude et par suite d’une certaine opposition entre deux ordres naturel et surnaturel, n'était pas étrangère à la pensée pélagienne ?

De même est-ce fausser la notion augustinienne de la grâce, en l’unifiant et la précisant par trop, que de la réduire à signifier toujours une transformation physique conférant le pouvoir de mériter ou de pratiquer la contemplation de l’essence divine. Rien que L’idée d’une grâce élevante ne soit pas absente de ses œuvres, tant s’en faut, l'évêque d’Hippone n’en a pas moins présenté la grâce surtout comme un avantage psycho logique ou moral dont la Providence a favorisé celui-ci plutôt que celui-là. Davantage encore a-t-il insisté sur le fait que, si l'œuvre est bonne plutôt que mauvaise, la cause doit en être cherchée en Dieu beaucoup plus qu’en l’homme.

Cette mise au point étant faite, qu’en advient-il du fondement patristique et dogmatique sur lequel Ripalda a construit sa théorie ? Si l’idée d’une nature pure n’a effleuré qu'à peine l’esprit de saint Augustin et de ses contemporains, amis ou adversaires, et si le mot grâce s’entend souvent chez eux d’autre chose que d’une disposition physique éloignée ou prochaine à voir Dieu, son hypot hèse paraît manquer de base. Dans ce cas, le principe alors si souvent inculqué qu’un bienfait divin se trouve à l’origine de tout acte non coupable, ne concerne pas les œuvres de l’homme en soi, c’est-à-dire les œuvres moralement bonnes, mais celles de l’homme historique, obligé par Dieu à une perfection de beaucoup supérieure à l’honnêteté caractéristique de son essence et il est loin de signifier que, sans une aide strictement surnaturelle, cet homme offenserait Dieu autant de fois qu’il prendrait une décision libre.

L’appui que Ripalda s’est imaginé découvrir pour sa doctrine dans les quelques textes où saint Augustin concède aux païens l’une ou l’autre vertu, n’est guéri' plus solide. L’interprétation qu’il en propose est même déconcertante. En effet, les formules où s’esl fixée la théologie augustinienne de la grâce sont telles que BaïUS et Jansénius, se fondant sur leur sens matériel, ont pu tenter, non sans raisons apparentes, de couvrir de l’autorité du saint docteur leur conception d’une humanité ordonnée par essence à la contempla- : tion béatifique, mais si ravagée par le péché originel, qu’elle est devenue incapable par elle-même du moindre bien. S’ils avaient raison, la catégorie du purement naturel et du moralement bon disparaîtrait non seulement des réalités existantes mais même des hypothèses possibles. Ces actes méritoires de la vision intuitive ne seraient surnaturels qu'à l'égard de nos facultés déchues ; ils auraient été normaux chez Adam avant sa chute.

Pour réfuter cette funeste exégèse de la pensée augustinienne. les défenseurs du dogme se sont mis en quête, dans les écrits de l'évêque d’Hippone, de passages où il ferait allusion à des œuvres qui fussent humainement honnêtes, sans être dignes de la béatitude promise aux chrétiens. Ils n’en ont guère trouvé d’autres que ceux où saint Augustin impute quelques actes vertueux à des personnages comme Assuérus ou Polémon qui ne connaissaient pas le Christ ni sa révélation, précisément les endroits où Ripalda prétend trouver mention d’actes surnaturels avant la foi. Mais contre ce dernier s’inscrit en ternies décisifs le principe fondamental si souvent rappelé par l’adversaire de Julien : « sans la foi rien qui plaise à Dieu ». Comment dès lors saint Augustin ne se serait-il pas contredit s’il avait attribué à un païen un acte salutaire ?

L’idée que Ripalda cherche à donner de la discussion sur les actes steriliter boni nous semble également paradoxale. A l’en croire, Augustin en les répudiant n’aurait point condamné l’explication pélagienne de la vertu des infidèles en tant qu’elle suppose la possibilité dans le genre humain déchu d’oeuvres honnêtes non surnaturelles, mais uniquement parce qu’elle transforme cette possibilité en réalité quotidienne. Or, pareille exégèse ne résiste pas à une confrontation attentive avec les textes. L’indignation manifestée en cette occasion par Augustin manquerait de cause proportionnée, si elle avait pour unique objet une doctrine que ses adversaires partageraient en somme avec saint Thomas et la grande majorité des docteurs catholiques, savoir le caractère purement naturel des œuvres nu-