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RIPALDA. LA SUBSTANCE SURNATURELLE


entre elles par aucune connexion transcendantale. C’est là précisément, pense-t-il, que se trouverait la note spécifique distinctive de l’activité infuse. En vain les théologiens s’efforcent-ils de l’opposer à toutes les autres activités finies par sa supériorité relative à leur égard. Car, s’ils parviennent ainsi sans peine à établir une hiérarchie indéfiniment ascendante d’essences créées et à mettre en évidence la place particulièrement élevée qu’y vaut à la grâce sa perfection quasi divine, ils n’expliqueront jamais, par cette méthode de classification, pourquoi le degré d’intelligence proportionne à la vision intuitive mérite d'être tenu pour surnaturel à l'égard de tous les degrés inférieurs, tandis que l’intelligence angélique, par exemple, n’a pas le droit d'être estimée telle à l'égard de la raison humaine.

Cet inconvénient irrémédiable disparaîtrait, si l’on rangeait les créatures, non plus en fonction de leur activité plus ou moins proche de celle île l’Acte pur, mais en fonction de la présence ou de l’absence de lien transcendantal les unissant entre elles. Par ce nouveau procédé, on aboutirait à constituer au moins deux compartiments principaux de natures physiques contingentes, compartiments rigoureusement isolés l’un de l’autre, contenant chacun ses existants et ses possibles, et dont on pourrait convenir d’appeler le premier naturel et l’autre surnaturel. Sans doute demeurerait-il permis, dans l’hypothèse envisagée, de se demander si les substances ou accidents appartenant au second groupe sont ou non supérieurs à toute créature possible, mais le problème se présenterait sous une forme très différente de celle qui lui a communément été donnée. Les êtres surnaturels se distinguant, eux aussi, en réels et en réalisables, il ne s’agirait plus de savoir s’ils l’emportent en perfection sur n’importe quelle essence créée ou créable, mais seulement sur les existants et les possibles ressortissant à l’ordre dit naturel. Ainsi posée, la question se résoudrait d’ailleurs sans aucun doute par l' affirmative. Si bien que la doctrine qui sert de base au De ente supernaturali se résume exactement dans cette définition de l’auteur : Nalura supra qucan enlia supernuluralia considerantur est collectio omnium substantiarum et accidentium tam exislentium qucan possibilium quæ nullulenus cum gratia justifteante contient sunt. Disp. III, sect. IV, n. 22. Mais, de toute évidence, cette formule ne serait qu’une pure tautologie, si l’on ne nous expliquait pas au juste en quoi consiste cette connexion transcendantale qui décide de l’entrée dans le monde de la grâce ou au contraire en tient à l'écart. Comment Ripalda la conçoit-il ?

D’après lui, deux essences sont unies trancendantalement, lorsque la possibilité de l’une entraîne celle de l’autre et l’absurdité de la première, celle de la seconde. Par contre, il n’existe aucun lien transcendantal entre deux substances ou deux qualités quand l’une d’elles étant supposée intrinsèquement contradictoire, l’autre ne cesse pas pour autant d’exister ou d'être tout au moins réalisable. Disp. III, sect. ii, n. 13. Ainsi l’idée de Dieu étant donnée, l'éventualité d’un univers produit par lui ne peut plus être niée, parce qu’il y a relation trancendantale entre le concept Dieu et le concept créature. Disp. IX, sect. iv, n. 22. Réciproquement et pour le même motif, si la notion d’Acte pur répugnait à la raison, la notion d’essence contingente devrait être tenue pour chimérique. Le monde naturel, d’après Ripalda, n'étant enchaîné au monde surnaturel par aucune connexion transcendantale, il s’impose dès lors de conclure que ces deux mondes sont à ses yeux assez indépendants l’un de l’autre, dans l’ordre logique comme dans l’ordre des faits, pour que l’absurdité de l’idée de grâce ne commande pas l’absurdité d’une idée de création pure et simple. Mais à les comprendre au pied de la lettre, pareilles explications n’entraînentelles pas forcément cette conclusion que l'être surna turel et l'être naturel ne sont pas gouvernés par les mêmes principes premiers ? Si haut par suite qu’on s'élève dans les degrés de perfection de celui-ci, on ne court aucun risque d’atteindre le degré le plus bas de la perfection de celui-là, ces deux perfections étant totalement étrangères l’une à l’autre.

Mais, si telle était bien la doctrine de Ripalda, ne faudrait-il pas convenir qu’il a séparé ces deux catégories d'êtres à peu près comme Kant a séparé le noumène du phénomène. Si bien qu'à prendre ses expressions au pied de la lettre, non seulement l’essence de la grâce nous serait complètement inconnue, mais sa réalité même n'étant pas régie par des lois identiques à celles de notre ordre de choses, il y aurait autant de vérité à affirmer en même temps qu’elle existe et qu’elle n’existe pas. A vrai dire, ces conclusions extrêmes et inattendues de la part d’un théologien scolastique ne sont exprimées nulle part dans le De ente supernaturali. Et même, lorsque l’absence de connexion transcendantale entre dons infus et dons communs de la création y est expliquée avec un peu plus de détail, elle n’y est pas présentée sous une forme aussi déconcertante, tant s’en faut. En affirmant, en effet, que la grâce n’est liée à la nature ni physiquement ni logiquement, Ripalda, à y regarder de plus près, semble n’avoir voulu exprimer que cette vérité assez élémentaire : aucune substance naturelle existante ou possible n’est capable par ses propres forces ni de produire ni de connaître quoi que ce soit de surnaturel. Ainsi à l’intérieur de chacun des deux groupes dits de la création et du surnaturel, il y a communication causale et intentionnelle de sujet à sujet : mais aucune relation de ce genre n’existe d’un groupe à l’autre. La grâce se définirait donc en dernière analyse par sa transcendance à l'égard de toutes les activités et de toutes les intelligences, réelles ou possibles, d’un monde inférieur qui lui serait tellement étranger que, si elle venait à disparaître, aucun des esprits de ce inonde imparfait ne s’en apercevrait, aucune des causes qui s’y exercent ne perdrait sa raison d'être.

Mais, s’il en est ainsi, Ripalda ne nous ramène t il pas par un long détour à la même affirmation gratuite qu’il reprochait à ses adversaires d’avoir mise a la base de leur doctrine ? S’il a réussi à quelque chose, n’est-ce pas à L’exprimer en formules plus difficilement intelligibles ? La grâce, enseignent les thomistes, ne peut appartenir en bien propre a aucun esprit contingent, parce qu’elle rend capable d’opérations normalement réservées a la divinité. Que la contemplation béatifique soit, de droit, le privilège exclusif de l'Être infini, corrige Ripalda. on le pense assez communément, mais personne encore ne l’a prouvé. Supposons-la propre à un esprit contingent, la supériorité de celui-ci par rapport à ce que nous appelons la création n’en sera pas moins sauvegardée, si l’on revendique pour lui une perfection telle qu’elle le place audessus de toute efficience et de toute connaissance dite naturelle. Sans doute, riposteraient probablement ses adversaires, mais en quoi consiste au juste cette perfection caractéristique de la grâce ? On nous l’ail grief d’avoir dénié arbitrairement à toute intelligence finie le pouvoir de contempler l’essence divine, après avoir reconnu aux anges inférieurs la faculté de voir d’autres anges beaucoup plus parfaits. Mais est-il moins gratuit de prétendre qu’aucun des esprits purs, réels ou possibles, du monde dit naturel n’est assez pénétrant pour se faire une idée même lointaine des réalités d’un ordre supérieur qu’on qualifie de surnaturel ? Se trouverait-il, qu’en envisageant la question sous cette forme inédite, on soit enfin parvenu, comme on s’en était flatté, à transformer une longue et stérile querelle de mots, en une discussion portant vraiment sur le fond des choses ? Ripalda sera sans doute le seul à se l'être persuadé.